Je vous livre ici un texte
assez pointu, donc peut-être adressé en priorité aux amateurs du genre, que je me suis fait le plaisir d’écrire sur l’une des séries qui m’a
le plus marquée ces derniers temps, Breaking
Bad. Ce qui me titillait, c'était d'essayer de mettre au
clair la construction, oh combien complexe et brillante, d'une fin de saison qui
m'a laissée coite. Enfin... pas pour longtemps vu la longueur du texte qui suit.
Attention, il vaut mieux être à jour sur la série pour lire cet article
puisqu’il concerne la fin de la saison 4, dernière saison diffusée à
ce jour…
Le désert, un soleil brûlant, un décor grandiose pour
une confrontation tant attendue : celle de Walter White et Gustavo Fring.
La saison 4 porte en elle plus intensément que jamais le duel à mort entre les
deux hommes, duel qui n’existait que par le biais d’intermédiaires jusqu’à ce
face-à-face de l’épisode 11. Deux hommes et des rapports de force tissés au fil
des épisodes qui donnent Gus gagnant. White, condamné à mort, à genoux les
mains dans le dos, n’a semble-t-il plus aucun moyen d’inverser la tendance. Gus,
imperturbable et menaçant semble invincible comme à son habitude, et en effet
sa menace sur tout le clan White est terrible. Et pourtant, White plie mais ne
rompt pas. Et frappe une dernière fois en rappelant à Gus que Jesse l’empêche
de le supprimer : illustration de sa détermination, son acharnement à se
défendre. La nature de White s’exprime ici une fois encore et annonce le génie
de sa stratégie finale. Une constante dans ce personnage : on le croit perdu,
il s’en sort toujours, le suspense consistant à nous faire découvrir comment.
Le
dénouement du dernier épisode de la saison libère White de la domination de
Gus. Pour cela, il franchit un nouveau cap dans la violence. La noirceur de son
personnage est encore plus nette. Son acte est sans nul doute désespéré, tant
la menace qui pèse sur lui, Jesse et ses proches est grave, n’empêche, White
instrumentalise un enfant, un être plus faible qui n’a rien à voir avec la
guerre qui sévit entre lui et Gus. La morale est-elle sauve ? Vaste
question avec laquelle ne cesse de nous tourmenter le créateur Vince Gilligan.
Quatre saisons ont illustré combien une fois le petit
doigt mis dans l’engrenage, la violence ne pouvait que monter en puissance, et
un premier crime en entraîner quantité d’autres. White, une fois entré dans la
cour des grands trafiquants, est forcé d’utiliser les mêmes armes qu’eux. Il
tue plus méchant, plus cruel, plus dangereux que lui. Ses actes sont motivés
par la nécessité de survivre et de protéger les siens. De nombreuses données d’ordre
psychologique nourrissent les motivations du personnage au fil des épisodes.
Notre empathie pour lui fonctionne grâce à cette ambiguïté car nous avons en mémoire
son passé. Le chimiste intègre et juste, attaché aux valeurs de la famille, a
basculé progressivement dans le crime. White est un homme pris dans la
tourmente et certaines de ses motivations très humaines, voire sentimentales,
viennent interférer dans la guerre qu’il mène contre Gus. Pour exemple, les
rapports que White entretient avec Jesse Pinkman vont bien au-delà d’une simple
relation d’équipe et le poussent à agir de façon semi intéressée et passionnée.
Rappelons-nous que White a laissé mourir d’overdose la compagne de Jesse en fin
de saison 2, elle menaçait de faire plonger Jesse mais aussi de le séparer de
White. Une affection d’ordre filial se lit en filigrane. Le lapsus de White qui
appellera le lendemain de leur « rupture » son propre fils
« Jesse » illustre que ces sentiments le fragilisent. Tout n’est pas
rationnel, White ne contrôle pas tout.
Une fois encore le souci de Jesse, en plus de la
protection des siens, va pousser White au pire. L’empoisonnement qu’orchestre White
est immoral. Cette stratégie digne d’un grand cerveau - c’est la spécificité de
White, même dans les situations les plus menaçantes, il trouve l’idée qui le
sortira de l’impasse - répond aussi à un désespoir réel. Une fois révélé le plan
que White avait en tête avec le muguet, plusieurs imprécisions demeurent :
comment White pouvait-il être sûr que Jesse se retournerait contre lui en
apprenant l’hospitalisation de l’enfant, à moins de retirer la cigarette de
ricin de son paquet ? Comment a-t-il pu procéder ? S’il était sûr de maîtriser
les événements, pourquoi est-il si effrayé, barricadé chez lui, lorsqu’on
frappe à sa porte ? Preuves que la science de White n’est pas exacte, une
forme de pari définit son projet. Nous pouvons imaginer que sa relation à Jesse
l’incite à agir pour protéger ce dernier de Gus, quoiqu’il advienne par la suite,
qu’il gagne ou qu’il meure. Ah… ce White nous divise… car machiavélique mais
pas seulement, il est un héritier de la tragédie antique, suscitant en nous
crainte et pitié. D’autant que Gilligan prend la peine de le fragiliser à
l’extrême dans la saison 4. Isolé, séparé de Jesse que Gus a monté contre lui,
White apparaît comme anéanti.
Dans ce désert, debout et dominant de sa stature White
agenouillé, Gus nous est montré comme un homme machine, une sorte de Terminator
prêt à tout pour protéger son statut et ses intérêts. Dans l’épisode 9, il va à
la rencontre des balles de la mitraillette qui l’attaque en marchant avec un
calme résolu. Idem dans l’incroyable séquence de sa mort : une fois la
déflagration survenue, Gus sort de la chambre, droit comme un I. Filmé de
profil, il semble vivant. Le plan suivant dévoilera avec un certain humour que
son crâne est défoncé et béant de l’autre côté du visage, et il s’effondrera
enfin.
Jusqu’en
saison 4, aucune donnée sur son passé ou sa vie privée n’était donnée :
méticuleux et tiré à quatre épingles même lorsqu’il tue - prenant la peine de
se vêtir d’une combinaison de chimiste avant d’égorger son homme de main -
froid et calculateur, il ne présente aucune humanité. Un gangster dur de dur
qui ne fait pas de sentiments. Là où Gilligan fait un choix des plus
intéressants, c’est lorsqu’il nous livre l’histoire de Gus, en saison 4 et pas
avant, par le biais d’un flash-back qui éclaire le personnage et nuance notre
point de vue.
Avant de devenir à son tour un magna de la drogue, Gus
a été dominé, humilié par le cartel mexicain. Lui aussi travaillait en binôme.
Son partenaire est assassiné sous ses yeux par le patron du cartel. Hector Salamanca
est présent. Depuis lors, Gus n’œuvre que pour prendre sa revanche sur ce
cartel et ne fait plus cas d’aucune vie. Son code d’honneur et son obsession de
vengeance le mènent en effet plusieurs années plus tard à empoisonner un à un
les membres de ce cartel. La victoire est telle qu’il prend un malin plaisir à
aller trouver Hector, devenu muet et invalide. La punition du vieil homme sera
de savoir que tout son clan a été décimé, d’avoir mal. Gus ne laisse la vie
sauve à Hector que parce que celui-ci connaît déjà l’enfer de la vieillesse
dégradante qui le rend impuissant. Ce sera la seule erreur de calcul de Gus, la
sonnette fatale du vieux déclenchant la bombe qui lui explosera en plein visage.
Ainsi
donc Gus n’a pas toujours été la machine à tuer qui nous a été présentée. Le binôme
qu’il formait à ses débuts avec un jeune chimiste éclaire d’un sens nouveau son
entêtement à vouloir séparer White de Jesse. Les événements l’ont amené à
devenir toujours plus cruel pour garder le dessus. Il nous était jusqu’ici
difficile d’entrevoir une quelconque similitude entre White et Gus, nous
penchions naturellement en faveur de White. Un curieux parallèle se forme alors
dans nos têtes : dans quelle mesure White n’est-il pas devenu un Gus en
puissance ? Qu’est-ce ce qui les distingue encore dans leur
immoralité, leur violence?
Nourris de ces informations qui troublent notre
jugement sur White, Gilligan va brouiller les pistes plus encore : un
certain génie est attribué aux personnages, il est présent aussi dans la
narration. Nous assistions à l’anéantissement de White, il gagnera la partie
dans un dernier sursaut malgré la manipulation dont on le pense victime. Seule
la brutalité du twist final nous
révèle combien White manipule Jesse, et elle repose sur une seule image. Elle
tient à une mécanique narrative savamment orchestrée par Gilligan.
Au début de l’épisode 12, une séquence est
essentielle, mais on ne la perçoit pas comme telle sur l’instant.
White
est seul sur la terrasse de sa maison. Son visage tuméfié illustre son état
psychologique : anéanti, il semble attendre l’heure fatale. Il compte une
dernière fois sur le hasard d’un revolver qu’il fait tourner sur la table comme
si ce hasard suffirait à désigner le vainqueur. Par deux fois, le revolver
tourne sur lui-même et finit par pointer Walter. Nous sommes en plan large
fixe, Walter est droite cadre. Le montage nous fait passer de ce plan large au
plan serré sur le visage de Walter. Ultime tentative de White filmée en plan
large, le flingue désigne quelque chose dans la profondeur ; un léger
travelling vers la gauche dévoile un pot de muguet sur lequel Walter fixe son
attention. Nous haussons les épaules : et après ? Walter est foutu.
A partir de cet instant, la narration nous détourne de
White et du déroulement de sa journée, à dessein. Ainsi, lorsque le soir, Jesse
fou de rage vient l’accuser de l’empoisonnement de l’enfant, nous retrouvons
White barricadé chez lui et imaginons que c’est ainsi qu’il a passé sa journée.
La fin du dernier épisode vient tout remettre en question : l’enfant n’a
pas été empoisonné par du ricin mais par une plante répandue et toxique, le
muguet. L’épisode se clôt sur la terrasse de White, le calme étant enfin
revenu, et le mouvement de caméra nous fait approcher de l’objet qui remet tout
en question : le pot de muguet, celui-là même que le revolver de Walter
avait pointé au début de l’épisode 12 ! Walter a donc manipulé Jesse. Mais
le résultat est concluant : ils sont saufs, l’enfant finalement tiré
d’affaire, et Gus mort. A rebours, nous ne pouvons alors que saluer la
manipulation narrative qu’a exercée Vince Gilligan sur les spectateurs.
Jusqu’au dernier moment, il nous aura fait compatir et trembler pour White.
J’ai visionné plusieurs fois la séquence décisive de l’épisode 12 où Jesse
vient accuser White de l’empoisonnement. Walter joue le désespoir puis la
lucidité sur la supposée stratégie de Gus avec une telle sincérité... Gilligan
manie l’art des détails qui ont le pouvoir de tout faire basculer dans
l’intrigue, et aussi dans notre réception des informations. Les armes sont
cachées dans des objets en apparence inoffensifs : le pot de muguet se
révèlera l’arme fatale, la cigarette de ricin l’élément qui fera rebasculer
Jesse en faveur de White, et la sonnette d’Hector le détonateur de la bombe qui
explosera à la figure de Gus… L’écriture est tout aussi truffée de pièges et…
on en redemande en saison 5.