jeudi 22 octobre 2015

"L'homme irrationnel", Woody Allen


         Alors, good Woody or not good Woody ?! Telle est la question rituelle puisque le maître fournit en moyenne un film par an. Dans les médias, on nous sert habituellement des conclusions fermes et définitives du type « mauvais cru » ou « le meilleur Woody Allen depuis…». Et si on tentait de sortir de cette opposition binaire et un tantinet limitée ? 


La fragilité d'Abe fait fondre les femmes...

Dans la production généreuse d’Allen, on distingue des films plus ou moins noirs ou burlesques. Sa Blue Jasmine était tragique, Magic in the Moonlight de l’ordre du conte impression carte postale de la Riviera. A mes yeux, plus qu'à Match Point, L’homme irrationnel serait à rapprocher de Scoop pour sa légèreté, son rythme virevoltant et ses dialogues ciselés mais aussi pour la noirceur cachée derrière l’enchantement de la lumière et du sourire d’Emma Stone.
Dans une jolie ville de la côte Est, une université comme on en rêve : nature verdoyante, étudiants beaux et brillants, maisons douillettes pour les profs à deux pas du campus… Arrive dans cet Eden préservé de la fureur du monde le séduisant prof de philosophie Abe Lucas, incarné par Joachin Phoenix (comme d'habitude parfait). Sa réputation le précède, il est génial. Dans un savant montage de saynètes montées à toute allure, on découvre en quelques minutes que la fac est en émoi à l’idée d’accueillir ce penseur rebelle. Bientôt, un focus est fait sur la jolie Jill (Emma Stone) qui trépigne de l’avoir pour prof et qui ne parle que de lui à son petit ami, évidemment déjà jaloux. Mais voilà, Abe est dépressif. Sa flasque de scotch ne le quitte pas, il est ventripotent, un brin mythomane et en pleine remise en question. A peine a-t-il commencé ses cours que la grande question du film est posée : l’éthique qui consiste entre autre à bannir le mensonge est-elle une simple « masturbation verbale de philosophe » ou une loi aisément applicable dans nos vies ? Clairement, Abe invite ses étudiants à pencher en faveur de sa vision : plus facile de théoriser que d’agir en respectant cette règle.
Jill est sous le charme du prof malheureux. Elle cristallise comme une dingue et rebat les oreilles de son entourage en palabrant sur Abe si fragile, si fascinant, si désespéré… Des scènes qui suscitent le comique. Rapidement, le prof et l’étudiante ne se quittent plus, faisant jaser tout le campus. Mais Abe se refuse à toute aventure avec la jeune femme, se contentant (d’essayer) de coucher avec sa collègue Rita (Parker Posey) connue pour ses appétits sexuels. Abe ne bande plus et ne parvient pas à écrire son ouvrage sur Kierkegaard et le fascisme, son pessimisme contrastant avec l’idéalisme de Jill qui s’entête à vouloir lui redonner goût à la vie. Jusqu’au moment où, au hasard d’une conversation entendue dans un diner, Abe va trouver LE projet susceptible de redonner un sens à sa vie. Un projet qui selon sa réflexion bourrée de mauvaise foi peut apporter du bien à la société. En réalité, son projet est moralement indéfendable et n’a de sens que pour lui : c’est le moyen de retrouver un objectif, de mener une action concrète et ainsi influencer le cours des choses qui jusqu’ici lui échappait. Une façon d’être habité à nouveau de la puissance qui lui fait défaut. Egocentrisme dangereux, bienvenue ! Et Abe n’est pas le seul dans ce cas-là, Jill se croyant à l'origine de la soudaine renaissance de son prof ténébreux. Je vous laisse le plaisir de découvrir l'enjeu décisif qui ne survient qu’à un bon tiers du film et qui fait prendre  au scénario un virage délicieux. Un doigt mis dans l’engrenage par Abe et c’est un enchaînement fatal de problèmes qu’il n’avait pas envisagés, le poussant toujours plus loin dans l’irrationalité. Car l’homme est ainsi fait : il pense car il est, mais il a peur pour sa pomme et c’est finalement la victoire du moi qui guide ses actes même les plus fous.
Sur le rythme d’une comédie romantique, Woody Allen glisse imperceptiblement vers la noirceur qui comme toujours dans ses films est vêtue des atours de l’humour : comment peut-on passer de l’amour bienveillant à un plan machiavélique pour sauver sa peau ? Paye-t-on toujours le prix de ses actes ? Ici, la morale bascule à la dernière minute d'un côté mais à un tout petit détail près. Comme si, sans le hasard - encore lui - l’issue eût été tout autre.
Verdict ? L’homme irrationnel est un très bon film, alliant légèreté du divertissement et cruauté du questionnement existentiel. C’est la marque de fabrique de Woody : une virtuosité discrète. Des retrouvailles avec les thèmes qui lui sont chers mais déployés avec une inventivité renouvelée. Une classe, une jeunesse d’esprit qu’on ne peut que saluer chez le cinéaste et clarinettiste de 80 printemps.

mardi 13 octobre 2015

"Loin des hommes", David Oelhoffen



Voilà un film que beaucoup d’entre nous n’avaient pas vu lors de sa sortie en 2014. Il est encore temps de le découvrir en DVD. Au casting, Viggo Mortensen et Reda Kateb, décidément de grands comédiens, qui relèvent le défi de jouer dans une langue étrangère. A la mise en scène, le Français David Oelhoffen qui avait déjà signé Nos retrouvailles en 2007. L’Atlas, dans sa beauté et son aridité, est ici le théâtre hivernal du début de la guerre d’Algérie raconté par le prisme d’une rencontre entre deux étrangers. Ils pourraient se haïr, ils vont se respecter.
Nous sommes en 1954. La rébellion gronde. Daru (Viggo Mortensen), instituteur ayant choisi de vivre au contact d’enfants dont l’innocence le préserve de la sauvagerie des hommes, est tiré de sa tranquillité. Un Français lui amène Mohamed (Reda Kateb), un jeune Arabe accusé d'assassinat. Il charge Daru d’emmener le coupable dans la ville de Tinguit, à une journée de marche, pour qu’il y soit jugé. Pas question pour Daru de refuser, ce serait faire affront au clan des colons auquel il appartient malgré lui. C’est donc sa vie ou celle de Mohamed. Pour l’humaniste cabossé par la vie qui sommeille en l’instituteur, ce contrat n'a pas de sens.

Daru (Viggo Mortensen) et Mohamed (Reda Kateb)
viennent d'abattre un homme.
             
Ils feront finalement la route ensemble dans cet Atlas de western où les attaquants peuvent surgir à tout moment. Munis d’une simple besace et d’un fusil, les deux hommes ponctuent les silences de quelques échanges qui révèlent par petites touches qu’ils sont l’un comme l’autre pris dans un conflit qui les dépasse. Tandis que les obstacles se multiplient sur un chemin long et périlleux, une protection mutuelle, instinctive, s'installe. Loin des hommes décidés à s’entretuer, délestés le temps de leur voyage du poids de l’appartenance à une communauté qui dicte ses lois, ils redeviennent deux individus qui peuvent se respecter, voire se comprendre. Mohamed, malgré les invitations répétées de Daru à poursuivre sa route loin de Tinguit, tient à s’y rendre. Parce que la loi du talion est légion et qu’une guerre de clans le pousse à se sacrifier. Daru, lui, a déjà beaucoup vécu. La lassitude se lit dans ses yeux fatigués. Pris en otage avec Mohamed par des rebelles, il retrouve parmi eux d’anciens soldats ayant combattu à ses côtés pour la France pendant la Seconde guerre. Les voilà désormais prêts à tout  pour combattre les Français… Ainsi va l’absurdité de la guerre.
            Inspiré d'une nouvelle de Camus, L'Hôte, voilà un film qui touche à l'universel, digne de l'écrivain. Par opposition, ces deux personnages à l'écoute l'un de l'autre mais à leurs risques et périls, disent tout de la folie des hommes cloisonnés par les communautés et les cultures. Ainsi, par une voie singulière de l’ordre de la fable, la dureté du conflit algérien affleure ; mais aussi une note d’espoir. Comme le résume Daru à Mohamed qui l’interroge sur ses origines en réalité espagnoles, « Pour les Français, on était des Arabes. Et maintenant, pour les Arabes, on est des Français… » 1954 ou 2015, communautarisme, tradition, religion, droit du sol et que sais-je encore, n’ont pas fini de diviser les hommes. Certains heureusement en font fi.