vendredi 29 juin 2012

Savion Glover, THE tap dancer


Dommage qu’en français le terme « claquettes », rimant avec cacahuète, pichenette, poulette et autres diminutifs ne donne pas à deviner la grandeur de cet art de la percussion ! Pourtant un claquettiste est un instrumentiste, un musicien qui n’utilise que ses pieds chaussés de fer sur des surfaces aux sonorités et résonances diverses, tout le génie consistant à inventer, combiner et interpréter les rythmes. Savion Glover, virtuose ès claquettes qui se produit au théâtre de la Ville ces jours-ci, est l’héritier des maîtres afro-américains tels Jimmy Slide ou Gregory Hines. Loin des chorégraphies très dansées façon Broadway, ce style de claquettes est entièrement dédié au rythme, les déplacements sont limités, la percussion pure est au cœur du travail, rappelant les influences des danses tribales d’Afrique et plus récemment l’apport du hip-hop dans l’art de la tap dance.
Glover est un virtuose : à 4 ans il jouait de la batterie et à 10 ans il tenait le rôle titre dans le film Tap dance kid. Visage poupin surmonté de dreadlocks malgré ses presque 40 ans, pantalon de flanelle sur de longues jambes minces et élastiques, c’est le look décontracté de Glover. L’art est dans son écoute et sa perception incomparables du rythme et de la musique. Sur scène, un fond noir, de grands amplis montés sur pied, trois plaques de bois disposées en triangle, deux chaises qui attendent les musiciens qui l’accompagneront. Le spectacle démarre dans le noir, le roulement des fers de Glover nous parvenant de plus en plus distinctement, comme la mécanique régulière d’une locomotive. Avec l’apparente facilité qui fait la marque des grands danseurs, il apparaît enfin dans la lumière, prolongeant son éblouissant enchaînement a capella où la variété rythmique est servie par une exécution hors pair. Il clôt ce premier numéro en quittant nonchalamment l’estrade de bois comme s’il en tombait par hasard en perdant l’équilibre, juste le temps d’éponger son front ruisselant et de laisser s’installer les deux guitaristes. Il s’est en effet associé pour son nouveau spectacle à des musiciens flamenco. La parenté entre claquettes et flamenco ? La musique est dans les pieds, le rythme hyper expressif. Un dialogue sans répit s’installe alors entre sonorités andalouses et mécanique irréelle des pieds virevoltants du danseur.
Pas besoin d’être spécialiste des claquettes pour apprécier son inventivité rythmique : il donne à entendre tout ce qui se trouve entre les notes, entre les rythmes, l’infini des combinaisons qui deviennent mélodies… C’est le mélange du surdoué Glover qui jongle avec temps et contretemps en parfait métronome. Il est porté par une énergie de l’ordre de la transe – il dit d’ailleurs prier pendant qu’il danse, reconnaissant de vivre à fond son art – au milieu d’une cascade de rythmes.
Une parenthèse est offerte à son complice et partenaire Marshall Davis dans un jeu de question-réponse entre les deux danseurs où seul le battement de la pointe du pied, soit de l’un soit de l’autre, bat le rythme en permanence entre deux variations des plus spectaculaires sur le rythme de départ. La perfection…
Savion Glover est unique dans son art. S’il n’y a plus de place au théâtre pour cette tournée européenne, ruez-vous sur les vidéos d’autres de ses spectacles qui se trouvent sur le web, vous serez éblouis. 


vendredi 22 juin 2012

La vie de Lily, Véronique M. Le Normand


Du haut de mes 32 printemps, oui je suis encore très jeune me direz-vous, j’ai remarqué que je porte un regard de plus en plus ému sur l’enfance et l’adolescence. Preuve s’il en est que j’en suis sortie si je peux les appréhender avec distance, et que je suis devenue une adulte avec son lot de liberté et d’indépendance, certes, mais de soucis, de responsabilités, d’impôts… enfin, je ne vais pas lister dans le détail toutes les joies qui vont avec la vie d’adulte, tout le monde les connaît ! Mais je sens bien que la légèreté des tout petits m’a quittée – dommage, c’était bon – et que mes peines comme mes sources d’enthousiasme ne sont pas du même registre que celui des adolescents. Une chance, hein, j’ai grandi normalement semble-t-il. Pour exemples : les ados qui vannent leurs copines de classe dans le bus en rentrant du lycée alors que nous savons toutes décrypter aujourd’hui le timide qui se cache derrière des allures de cador, m’amusent et me donneraient presque la larme à l’œil quand je me souviens des grands questionnements qui m’animaient au même âge. Ou quand on ne me demande plus au bureau de vote « mademoiselle, seriez-vous disponible pour nous aider à dépouiller ce soir ? », il me semble incarner aux yeux de ces gentils bénévoles du dimanche une jeune mère de famille avec quantité de choses à faire le dimanche soir, cela va de soi… (Quoique, ils peuvent aussi imaginer que j’ai une vie trépidante et que je dois rentrer finir mon papier pour mon blog en fait, mais ça je ne le saurai jamais et je ne leur demanderai pas, trop peur qu’ils me posent la satanée question et que je me retrouve à répondre Non et à me justifier, c’est ça le meilleur, je me justifiais toujours dans ces cas-là !). Non, je n’ai plus 18 ans, c’est un fait. On m’appelle Madame et mes yeux sont cernés le matin…
Par ailleurs, autour de moi fleurissent les bébés des copains et je me projette sans doute de plus en plus vers le moment où à mon tour je serai maman, donc concernée par ces êtres en devenir. Dans le temps, je m’éloigne de plus en plus de mes jeunes années, donc je pourrais logiquement prendre du recul face à cette période qui n’est plus. Et bien c’est tout le contraire qui se passe ! C’est avec une nostalgie délicieuse que je me replonge dans l’enfance et l’adolescence. Les souvenirs affluent à l’occasion de petites scènes comme décrites plus haut, et la saveur aigre-douce de cet âge qu’on a pourtant hâte de quitter quand on est en plein dedans me touche. Sans doute parce que tout le temps qui passe ne se rattrape guère… Alors, quand j’ai entre les mains un roman comme « La vie de Lily », je savoure chaque page car toutes les émotions d’une jeune femme en devenir y sont racontées avec un charme fou. Allez, je parle enfin du livre qui m’amène.
            Lily Blachon, l’héroïne, n’aime pas son nom qu’elle trouve tarte et aurait préféré porter le nom de jeune fille de sa mère, Majorel, qu’elle trouve beaucoup plus sexy. Lily a 15 ans quand débute le roman. Elle en a 24 dans le dernier opus lorsqu’elle termine ses études. Ces dix années capitales dans son évolution ont été rédigées sur dix ans par l’auteur sous la forme de quatre courts romans à la première personne qu’elle rassemble ici : Les carnets de Lily B., La saison des chamailles, Le roman de Noémie, Les égarements de Lily. Lily a une sacrée personnalité. Elle tient des carnets où elle note les pensées que lui inspirent les épisodes de sa vie et dont une courte phrase ouvre les chapitres : « Mieux vaut être belle et rebelle que moche et re-moche », « Mentir, c’est voyager entre le passé et le futur sans passer par le présent »… Typiques d’une jeune fille qui a plaisir à jouer avec les mots et à s’en satisfaire mais qui s'approche de la vérité ! Lily cherche sa place, elle cherche à répondre aux questions existentielles qui nous animent dans ces âges clefs. Elle tâtonne, se renfrogne à l’égard de ses parents à 15 ans avant de les gratifier d’une certaine indulgence, elle découvre les secrets de famille qui la chamboulent pour ensuite apprécier leur enseignement, elle fuit les garçons avant d’avoir infiniment besoin d’eux quelques années plus tard, elle cherche sa voie professionnelle, elle découvre que les amitiés fusionnelles de lycée seront amenées à prendre une autre nature, que sa cicatrice de fer à repasser sur la tempe n’est pas une blessure qui la rend moche mais au contraire une trace de vie qui nourrit sa personnalité. Elle avance, elle est au désespoir, elle mûrit, elle vibre... L’auteur Véronique Le Normand a su trouver l’exact ton, et le charme, pour évoquer cette période charnière. Sautet dans son cinéma savait comme personne raconter les copains, les emmerdes et les amours d’adultes dans le Paris des bistrots enfumés des années 70 ; dans son roman, de sa plume simple et belle, Le Normand a cette même sensibilité pour cette fois traduire la saveur particulière des émotions adolescentes.
En guise d’apéritif et de conclusion, je vous propose donc un extrait d’un dialogue entre Lily et son meilleur copain Florian, complice de ces années-là.
Il sont en seconde et boivent un coup après les cours :
«    -     A quoi tu penses ?
-          Tu veux toujours devenir entomologiste ?
-     Non, je crois que je vais faire psychiatre. La sexualité des papillons, c’est trop compliqué.
Quand Florian sourit, tout son visage en profite. Ses yeux scintillent dans une mer de fossettes. Dès qu’il en aura fini avec ses problèmes d’acné, je suis sûre qu’il fera des ravages. En tout cas, j’ai souvent l’impression qu’il me demande à quoi je pense pour vérifier que je pense à ce qu’il pense.
-          Tu es sérieux ?
-          Autant que le bipède stationné près du billard qui n’arrête pas de te mater.
-          Lequel, le blond ?
-          Ne fais pas l’innocente !
J’ai visé et j’ai croisé un regard bleu flottant derrière une mèche rebelle. Physiquement, l’inconnu n’est pas du tout mon genre et il vient de prendre congé d’une créature de rêve qui prouve que je ne suis pas du tout son genre. »
(« La Vie de Lily », p.111, Editions Thierry Magnier)

jeudi 14 juin 2012

Sélection cannoise 3 : "NO", Pablo Larraín


Première tentation pour ouvrir cet article : s’exclamer Oui !! après la découverte du film de Pablo Larraín, galvanisant.
Au cœur de ce troisième long-métrage, un épisode clef de l’histoire chilienne : Pinochet, dictateur qu’il n’est plus besoin de présenter, a été contraint en 1988, sous la pression internationale, d’organiser un référendum pour légitimer sa présence au pouvoir. Durant 27 jours, le parti de Pinochet comme celui des opposants allaient disposer de 15 minutes quotidiennes à la télévision pour mener campagne. Nul doute que si le dictateur a accepté cet étrange contrat, c’est qu’il était très sûr de lui… C’était sans compter René Saavedra, jeune publicitaire bien branché sur son époque, auquel le directeur de campagne du Non a eu l’idée de faire appel. René Saavedra – au prénom moyennement sexy mais interprété par le très charmant Gael Garcia Bernal –  travaillera sur la campagne comme sur tout autre produit de consommation de masse. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un rendez-vous client de René avant que la campagne pour le référendum n’ait démarré ; il leur fait visionner le spot publicitaire pour une boisson au cola nommée Free. Au programme, des jeunes habillés selon cette mode qu’on aimait tant dans Fame avec justaucorps flashy, blousons à épaulettes et coupes de cheveux dignes des joueurs de tennis espagnols qui chantent, qui dansent, qui boivent à s’en faire péter la panse leur boisson préférée au son d’une chanson pop eighties. C’est la modernité, c’est la société chilienne du moment. René a la vista.
Exactement comme la pub pensée pour le cola chilien, René va appliquer les mêmes règles du « donner envie », peu importe qu’il s’agisse du futur accès à la démocratie après des années de dictature ou d’un soda. La scène où les membres du comité de campagne en faveur du Non reçoivent René pour la première fois est intéressante à cet égard ; le spot prévu, vieillot et triste, enfonce le clou là où les Chiliens ont mal, faisant défiler images en noir et blanc de torturés, chiffres effrayants sur le nombre d’exilés de force, etc. Et René de conclure très simplement que le spot n’est pas « vendeur ». Certes, toutes ces archives sont vraies et reflètent les années de dictature. Mais c’est de l’avenir ensoleillé promis par la démocratie qu’il faut parler aux Chiliens, pas du passé douloureux. Autant la campagne menée pour le Oui doit s’appuyer sur le bilan positif – truqué bien sûr – des années Pinochet. Autant les défenseurs du Non doivent laisser imaginer le Chili libre et joyeux de demain, faire rêver à ce nouveau Chili en se projetant dans un avenir débarrassé de Pinochet. Là est toute la stratégie que va mettre en place l’équipe menée par René, introduisant habilement une réflexion sur le marketing produit qui définira dès lors toute campagne de communication, surtout en politique, comme nos dernières élections présidentielles l’ont encore magnifiquement illustré....
Le film suit avec énergie la course effrénée de cette campagne, tant du côté des défenseurs du Non que des défenseurs du Oui. L’équipe de René rivalise d’idées originales pour évoquer la politique sans jamais la nommer, tournant quantités de fragments de spots, au son d’un slogan-gingle communicatif Chile , la alegría ya viene !. Ainsi dialogue dans un lit un couple de quinquas, le mari ne cesse de demander à sa femme de lui dire oui, elle refuse avec le sourire, il insiste et ainsi de suite, elle s’entête et reste sur sa position, c’est non. Enfin le mari se tourne vers la caméra et conclut, respectueux : « elle a dit non ! ». Gonflé et très drôle le spot en question… Et il y en a quantité de ce type, alternant avec séquences chantées dans les rues, appels à voter Non de stars américaines telle Jane Fonda, chorégraphies acidulées ou scènes plus graves qui rappellent par touches la difficulté économique d’une majorité de la population. On découvre avec amusement que les défenseurs de Pinochet, furieux du succès des spots ennemis, n’ont pas hésité à reprendre les idées pour leur faire dire le contraire, remettant en scène par exemple le couple de quinquas dans le lit conjugal avec pour final le « Oui ! » de l’épouse, etc. La compétition entre les deux camps est d’autant plus intéressante que le publicitaire appelé à la rescousse pour la campagne du Oui n’est autre que le boss de René à l’agence de pub. Le conflit donne lieu à quelques entrevues dignes des dialogues de mafieux où la pression est là, subtile mais bien là. On découvre les différentes combines et censures imposées par le camp du Oui au camp du Non qui ne s’avoue jamais vaincu. René, dont la conscience politique ne semble pas aussi aiguë que celle de son ex-femme, militante qui ne craint pas les bleus qu’elle récolte dans les manifs, réalise à mesure de la campagne la force de son message, qu’il contribue à la marche de son pays vers la démocratie, ce n’est pas rien en regard de la vente d’un soda ! L’éveil politique du personnage se fait tout en finesse au fil de l’histoire. Finesse que l’on retrouve dans le choix esthétique du réalisateur Pablo Larraín ; il a tourné avec une caméra des années 80, conférant à l’image une couleur et un grain grossier très spécifiques à l’époque qui permettent de mêler images d’archives et fiction avec homogénéité. Tout concourt à ce que le spectateur soit immergé, concerné par les faits. Le film de Larraín est un hymne à la démocratie, grave et drôle à la fois, assorti d’une réflexion très actuelle sur les outils employés en politique. A voir à l’automne prochain dans les salles, y viva Chile !

jeudi 7 juin 2012

Sélection cannoise 2 : " In another country ", Hong Sang-soo



Monsieur Hong Sang-soo serait un peu au cinéma coréen que ce Rohmer est – ou fut – au cinéma français. Un même goût pour le marivaudage, la légèreté, une poésie flottant dans l’air. Tantôt la ville tantôt la campagne inspirent des personnages en quête de sens dans leur vie sentimentale. Des dialogues moins littéraires chez le cinéaste asiatique que chez notre ami Rohmer, quoiqu’il soit difficile de juger du jeu des acteurs coréens … ! Ce dernier argument n’est d’ailleurs pas valable pour le dernier film d’Hong Sang-soo, In another country, et pour cause : Isabelle Huppert en est l’héroïne et on a beau la savoir très intelligente, non elle ne parle pas encore coréen. Elle n’aurait d’ailleurs pas eu le rôle dans ce cas puisque c’est son statut d’étrangère, aussi bien pour le cinéaste que pour les personnages qu’elle rencontrera dans la fiction, qui est exploité ici. Elle s’exprime donc en anglais.
 

Huppert est l’héroïne de trois courtes histoires qui se déroulent dans un même lieu, une campagne coréenne un peu paumée. Un hôtel modeste mais bien tenu bénéficie d’une vue sur la mer, un petit phare n’est pas très loin, accessible à pied. Le temps est incertain, le soleil fait de courtes apparitions, il fait bon… A l’origine de ces trois histoires, une jeune fille qui écrit un court-métrage et qui décide de faire de son héroïne une Française en vacances dans cette petite ville. Cette Française, réalisatrice de documentaires, sera dans la deuxième histoire la maîtresse d’un Coréen qu’elle vient rejoindre pour quelques heures alors que son mari est en déplacement ; et enfin une expatriée vivant à Séoul, quittée par son mari, qui vient chercher le calme au bord de la mer, accompagnée d’une amie. Dans chacune des histoires, Huppert se nomme Anne, elle est une étrangère, elle ne connaît pas le petit village et s’y rend pour la première fois. Dans chaque récit, elle fait la rencontre systématique de deux personnages à la fonction précise : la jeune tenancière de l’hôtel et le maître-nageur sauveteur de la plage. Ils existent dans leur fonction, sont les mêmes dans les trois chapitres. En revanche, deux hommes alternativement incarnent des personnages que l’on ne retrouve pas dans les mêmes rôles d’une histoire à l’autre ; Anne la réalisatrice est accompagnée d’un cinéaste local dont la jeune épouse est enceinte et jalouse de l’étrangère – elle a raison, son mari fait la cour à Anne dès qu’elle a le dos tourné. Dans la troisième histoire, cet homme interprète un autre personnage, voisin de chambre d’Anne, qui la courtise également mais d’une autre façon puisqu’il vient de la rencontrer. Quant à l’amant d’Anne dans la deuxième histoire, comme le moine auquel la femme quittée pose des questions insolentes, ils font, eux, une apparition unique.
Ainsi Anne, sous plusieurs identités, tisse des rapports chaque fois différents avec les personnes qui l’entourent dans cette parenthèse bucolique. Incarnant une femme distincte dans les trois récits, elle ne vit pas les mêmes choses avec les hommes qui croisent sa route : le maître-nageur pourra tout aussi bien prendre le visage de l’amant transi qui lui compose une chanson, que celui de l’homme qui retrouve son téléphone portable et lui indique la direction du phare, ou encore celui du petit ami de la gérante de l’hôtel qui n’ose pas faire le premier pas… La fantaisie de la construction de ces histoires, toutes en miroir les unes par rapport aux autres, est contenue dans l’exploration du langage. Ce principe permet d’illustrer la multitude de sens que les phrases peuvent revêtir selon le contexte dans lesquelles elles sont prononcées, auprès de qui, par quel type de personnage et dans quel état d’esprit... Les dialogues, à quelques variantes près pour servir l’intrigue, sont inchangés d’une histoire à l’autre mais ils ne veulent plus dire la même chose, et ne donnent par conséquent pas lieu aux mêmes rebondissements. Le jeu  narratif est très amusant, et il rend compte de l’aléa de la rencontre : selon le statut, la situation sentimentale et l’humeur d’Anne, à chaque personnage qu’elle incarne, la rencontre dans un même lieu avec une même personne peut mener à des situations radicalement différentes. Qui d’entre nous n’a pas déjà observé que ce qui vient d’arriver n’aurait pu se produire si tel ou tel détail de notre discours ou de notre biographie n’avait inversé le cours des choses ? Hong Sang-soo s’en amuse, avec la profondeur cependant qu’on lui connaît. Le charme de son film tient à la fraîcheur des situations conjuguée à sa réflexion sur l’interaction entre les êtres qui nous conduit sans cesse à vivre une situation plutôt qu’une autre. Pas d’effet de scénettes additionnées dans son film, mais au contraire une unité faite de trois variations sur un même thème voire un même « t’aime ». Comme Anne dans la deuxième histoire, maîtresse contrariée par le retard de son amant qui se surprend à rêver pendant la sieste des retrouvailles qu’elle espérait, nous sommes invités à interpréter ces variations de plusieurs façons : Anne est-elle en effet une seule et même femme qui, selon, n’est pas ouverte de la même manière à l’aventure de la rencontre, à la nouveauté ? Est-elle la principale actrice des événements ou se laisse-t-elle guider avec plus ou moins de docilité par les personnes qui jalonnent son chemin ? Belle proposition du cinéaste quant à l’éternel libre arbitre dont nous disposons face au hasard ou destin qui décide des événements autant que nous.
Chaque scène, dans les trois récits, fait l’objet d’un long plan unique comme les affectionne le cinéaste, nous faisant retrouver un même décor dans un cadrage qui peut varier. Les amateurs d’analyse filmique apprécieront cet écho original au jeu des sept erreurs, ici purement cinématographique ! Par ailleurs, on découvre une Isabelle Huppert étrangère en son royaume, plus touchante qu’à son habitude, comme si le contrôle de soi de l’actrice française cédait enfin sous la direction du Coréen à qui elle n’a pu faire qu’une confiance totale... Au vu de la qualité du film, elle a eu raison.