lundi 30 décembre 2013

"A touch of sin", Jia Zhang-Ke



Doux euphémisme que ce titre. Loin de distiller une touche de poison, la Chine qui devait s’éveiller l’a fait à vitesse grand V et elle a piégé ses ressortissants dans un néo-libéralisme soudain et violent. L’argent a le pouvoir, s’enrichir est devenu une obsession et tant pis pour ceux qui ne supportent pas la cruauté du système. Deux possibilités s’offrent alors à eux : continuer à subir, s’intoxiquer lentement au contact d’un poison intérieur, celui de la révolte qui doit se taire ; ou au contraire passer à l’acte, retourner cette violence contre l’oppresseur ou pire, contre eux-mêmes. 

L'acteur Jiang Wu dans A touch of sin

A travers quatre personnages en souffrance qui lui ont été inspirés par des faits divers récents, le cinéaste Jia Zhang-Ke raconte comment chacun d’eux succombe à un acte de violence. Un mineur est confronté aux magouilles de l’exploitant de la mine de son village, ancien camarade de classe qui s’est outrageusement enrichi tandis que le village continue à crever la faim. Il est révolté, il tente de convaincre ses camarades mineurs du scandale, invective, dénonce… Un jeune père de famille vit comme un voyou, va de ville en ville où il tire sur quiconque a de l’argent avant de s’en revenir au village retrouver femme et enfant et de déposer sur la table son butin. Une réceptionniste de sauna, dans une autre région, a l’âme en peine, aimant un homme marié. Cette amoureuse clandestine subit par ailleurs le mépris des clients du sauna qui la traitent telle une pute. Enfin, un jeune homme cherche à travailler : de petit boulot en petit boulot, atterrissant dans un club pour hommes riches qui fantasment sur des jeunes filles habillées en gardes rouges. Quatre personnages, quatre destins tragiques. Le cinéaste va de l’un à l’autre en usant d’un procédé simple et efficace : la narration à tiroirs. Le deuxième personnage croise la route du premier, on abandonne alors le premier qui vient de commettre l’irréparable pour se focaliser sur le personnage suivant, et ainsi de suite, ces quatre nouvelles s’enchâssant ainsi dans un délié parfait.
Tous subissent et tous vont se révolter. Et ils le paieront cher. La Chine dépeinte dans le film prend pour environnement plusieurs villes et villages, l’imprécision géographique demeurant, mais le constat est le même partout ; la super modernité côtoie la ruralité et les restes d’un pays quasi-médiéval, des buffles croisant sur la route les bétonneuses qui sont utilisées un peu plus loin pour construire un nouvel aéroport, les terrains vagues voisinant avec les usines high-tech qui emploient une jeunesse sans avenir autre que celui du travail ouvrier à la chaîne… A l’instar de cette Chine ancienne confrontée à la Chine moderne, A touch of sin associe réalisme et poésie. Au calme de certains paysages à l’esthétique superbe – il neige devant un temple sans âge, un camion transportant des milliers de tomates est accidenté sur une route de montagne, un feu d’artifice pour le Nouvel An irradie le ciel qui surplombe des champs de salades à la lisière d’une ville-dortoir en béton – succède la violence des actes sanguinaires. Le film bascule alors d’un réalisme documentaire à celui des polars dont l’esthétisme sombre fait place à son tour à celui des films d’arts martiaux, le rouge giclant sur les visages, souillant les vêtements... L’espace d’un instant, le réalisme est doublé par l’épouvante de visages habités par le désespoir, par la folie.
Le film de Zhang-Ke est une claque que l’on reçoit en pleine figure. Une claque assénée avec une grande élégance artistique. Un manifeste aussi, qui dit que là où la valeur de l’argent s’impose, c’est au détriment de la valeur humaine des individus. C’est un sujet effrayant par bien des aspects, qui met en garde contre les dérives d’un système capitaliste déjà bien ancré chez nous et qui a fait des petits dans les pays émergents qui ne tireront leçon - ou pas - de leurs pères occidentaux qu’une fois le mal fait. C’est bien connu, seule l’expérience convainc. La Chine est en train de faire la sienne, beaucoup en paieront le prix. Faites celle d’aller voir ce film à grande valeur cinématographique et sociologique qui n’a pas le pouvoir de changer l’ordre du monde mais qui porte sur lui un regard impitoyable. Prix du scénario à Cannes cette année.

jeudi 31 octobre 2013

"Gravity ", Alfonso Cuarón



Avant même la sortie du film sur nos écrans, le buzz a été tel sur la toile que quelques critiques aigris se sont bien sûr sentis obligés de faire la fine bouche et de conclure avec l'éternel « beaucoup de bruit pour rien ». On rêve… Et bien le bruit, parlons-en. Le son plus exactement.
Gravity propose non seulement des images à couper le souffle, nous faisant vivre une expérience cinématographique hors norme et très intense, mais propose aussi un travail fascinant sur le son. Les cinéastes, selon leur propos, peuvent jouer avec le son avec plus ou moins d’insistance. C’est ainsi que dans un tout autre genre, Sur mes lèvres de Jacques Audiard avait exploré cette piste via son héroïne, sourde mais appareillée, nous plongeant comme elle dans un monde où la perception sonore modifiait les sensations. Tour à tour, les impressions de silence, d’isolement ou au contraire de violence extrême donnaient aux événements une tout autre dimension.
Dans Gravity, le son est un personnage à part entière ; dès la première scène, différents niveaux sonores nous plongent dans l’espace : liaison radio avec la Terre, fond de musique country qu’écoute le très détendu George Clooney, voix plus tremblante de Sandra Bullock loin d’être habituée aux conditions de vie des cosmonautes, et le silence, immense, qui les environne, à 600 kilomètres de la Terre. Aux perceptions visuelles inouïes que les caméras-robots de Cuarón – bras souples et puissants – ont permis dans des plans séquence vertigineux, le travail sur le son nous immerge dans l’aventure de l’apesanteur. Car très vite, Bullock sera la seule rescapée, perdue dans ce vide intersidéral, et n’aura pour seul compagnon que ce silence. L’expérience sensorielle à laquelle Cuarón nous invite est une épreuve émotionnelle et sensorielle de bout en bout, car au silence effrayant succèdent par endroits des explosions, désintégrations et chutes sans fin dans le vide spatial, accentuées par une musique vrombissante qui participe du contraste et nous met en tension. Le cinéaste souhaitait que le suspense nous scotche à notre fauteuil de bout en bout, je confirme !
Paradoxe de ce réalisme spectaculaire auquel est parvenu Cuarón, l’enchaînement de péripéties pour la cosmonaute Bullock est lui, peu crédible, mais cela n’a aucune importance ! Le scénario est celui d’un film catastrophe, confrontant son héroïne à des obstacles toujours plus difficiles à surmonter pour qu’à l’issue de cette journée cauchemardesque, elle s’en tire. Peu importe qu’une telle aventure ne puisse avoir lieu dans la réalité, c’est l’occasion d’un spectacle de toute beauté et d’une réflexion sur l’instinct de survie, les forces décuplées que l’on peut trouver en soi… « Ne rien lâcher » comme dit l’accroche de l’affiche, est par instant la condition obligatoire pour ne pas mourir quand au rebondissement suivant, savoir lâcher sera le seul moyen de ne pas sombrer définitivement dans le noir de l’espace… Nombre de métaphores sont possibles à la lecture du film, des plus scientifiques (danger des engins spatiaux et de leurs débris-déchets qui gravitent dans l'espace) aux plus métaphysiques.
Dernier point enfin : à ce niveau d’ingénierie technique – une actrice enfermée dans une boîte jouant seule ou presque face à des caméras programmées, entourée de leds dans un décor qu’elle doit imaginer de A à Z – je me surprends à être tout aussi émue que devant des films plus anciens, aux procédés cinématographiques plus artisanaux voire bricolés (c’est une fan de Cocteau qui vous parle). Dans les deux cas, le même entêtement d’un artiste à vouloir donner vie à son idée. Elle ne paraît pas réalisable compte tenu de l’état des techniques actuelles ? On inventera, on s’inspirera d’un prédécesseur comme James Cameron qui a ouvert la voie avec son Avatar, on innovera. Une énergie, une foi, une obsession guident ces artistes qui parviendront à donner vie à un projet qui paraissait impossible. Peu de défis résistent à la passion de ces cinéastes têtus, grands chefs de mission.

jeudi 17 octobre 2013

Félix Vallotton, le peintre intranquille



          A chaque époque, des artistes majeurs parfois éclipsés par leurs contemporains - tout aussi talentueux mais quand même ! - et à qui la critique donnera leurs lettres de noblesse beaucoup plus tard. Heureusement pour les observateurs a posteriori que nous sommes, mais dommage pour lesdits artistes : on ne compte plus les malheureux crevant de dettes, de doutes et autres compagnes des mauvais jours.
Monsieur Félix Vallotton (1865-1925) est de ceux-là. Méconnu, vaguement assimilé au mouvement nabi vers 1890 aux côtés de Vuillard et Bonnard, le Suisse Vallotton venu étudier les beaux-arts à Paris était en réalité marginal dans son travail, ne cessant de s’inspirer des mouvements d’avant-garde auxquels il participait par-ci par-là mais foncièrement indépendant dans sa peinture. Le Grand Palais lui rend justice dans une exposition intitulée Le feu sous la glace.

L'automne (1908)
Sa technique picturale d’abord laisse sans voix. D’entrée, un autoportrait à l’âge de vingt ans donne le ton : hyper réaliste, le jeune Vallotton a l’air grave, les traits ne sont pas flatteurs mais la vérité de ce visage ne peut pas être discutée.  D’une oeuvre à l’autre et d’une période à l’autre, le trait change au point qu’il serait difficile d’associer au peintre un style ; Vallotton explore, ne se cantonne pas à un type de trait ni à un type de sujet : les intérieurs bourgeois chers aux Nabis ne sont que prétexte à dépeindre des scènes de la vie conjugale, théâtre de non dits et de mensonges malgré les couleurs chatoyantes des tissus, où la mélancolie du peintre se fait jour. Plus tard, il déshabillera les femmes dans une ode au nu tel que son maître Ingres l’avait pratiqué, dans des attitudes alanguies de pin-up avant la lettre ou dans celles de nymphes antiques à l’érotisme glacé, cette fois avec la pureté plus simplificatrice chère au Douanier Rousseau.
Sa palette ensuite : alternance de couleurs chaudes et sublimes - des verts, des bleus, des rouges intenses aux nuances réinventées - et de couleurs plus froides, apaisantes aussi, des bleus grisés qui parviennent à donner à certains paysages ou nus une dimension d’ « inquiétante étrangeté », quasi fantastique.

 
Vallotton a également pratiqué la gravure sur bois, reproduite ensuite grâce au procédé de la xylographie (oui, m’dame, ça s’appelle comme ça, je ne savais pas non plus !) et là encore, sa technique étonne, la modernité de son propos aussi. Les noirs sont pleins, les blancs sont immaculés et les scènes font mouche. Ces gravures de petit format qu’on croirait réalisées aujourd’hui sont des saynètes où transparaît le regard de Vallotton sur son temps : manifestations dans la rue contre l’ordre bourgeois dans lequel son anarchisme pointe, loge de théâtre où un provincial timide est aux prises avec une belle dame sans doute un peu vénale.
Non, Vallotton n’est pas tendre avec notre humanité. Certains l’ont dit misanthrope, pas sûr. Grave, sûrement. Vallotton est une âme sensible et il constate : dans la société bourgeoise de son temps, les femmes dépendaient socialement de leurs époux, leur sincérité pouvait donc être mise en question ; la guerre de 14 se préparait, oui, il pouvait y avoir des raisons d’être sombre. Explorateur sans relâche, le peintre a la lucidité de son exigence. Lorsqu’il essaie de peindre la guerre, se rendant à Verdun après la boucherie du Chemin des Dames, il reconnaît « je ne suis pas parvenu à peindre ce qui s’est passé mais seulement à peindre les lieux où les événements se sont déroulés ». Si ces dernières toiles ne sont pas les plus intenses, l’essai même et sa critique incitent au respect.
Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre un grand artiste. Pour ma part, je n’avais aperçu qu’une toile ou deux de Vallotton intégrées dans des expositions consacrées aux post-impressionnistes. Je suis sortie du Grand Palais très heureuse. Mon œil venait de se repaître de tant de beautés... Me trottait dans la tête l’idée que les futuristes, Magritte ou encore Hopper s’étaient nourris, c’est sûr, de la peinture de Vallotton. Croyez-moi, il est temps de découvrir le maître de ces très bons élèves. 

La grève blanche (1913)




jeudi 6 juin 2013

"La Jaula de Oro", Diego Quemada-Diez



Le Mexique a décidément beaucoup à dire quant à la violence de sa société ; Después de Lucia l’année dernière, également sélectionné à Cannes, dépeignait une certaine jeunesse dorée qui martyrisait la jeune Lucia, endeuillée par la mort de sa mère et arrivée depuis peu dans leur ville. Une adolescente fragilisée par le chagrin que ces fils à papa désœuvrés se faisaient un plaisir de torturer.

Dans La Jaula de Oro - traduction La cage dorée -, trois ados se voient fragilisés car ils ont une obsession pour laquelle ils sont prêts à tout : entrer aux Etats-Unis, cet Eldorado qu’on leur refuse et qu’ils ne peuvent qu’espérer rejoindre clandestinement. Issus de la pauvreté guatémaltèque, évoquée en quelques plans lourds de sens (lit de fortune monté sur des cageots, cartons pour isoler un peu la pièce que recouvre un toit de tôle ondulé), trois gosses qui rêvent d’un avenir meilleur. Juan et Sara qui se connaissent et sont vaguement amoureux comme on peut l’être à cet âge, se lançant des vannes la moitié du temps. Au Mexique, ils croisent sur leur route un jeune Indien qui ne parle pas espagnol, Chauk, mais à qui les yeux de Sara racontent beaucoup de choses, eux… Pour plus de sécurité, Sara a coupé ses boucles brunes et bandé sa poitrine, et voilà le trio parti de train en train (entendez le toit des trains de marchandises), rencontrant quantité d’obstacles à leur voyage. Car bien sûr, on traque les clandestins qui comme eux cherchent le moindre trou de souris pour passer la frontière.
Dans une esthétique quasi-documentaire, très réaliste, le cinéaste espagnol Quemada-Diez nous livre une réalité qui ne peut qu’émouvoir, riche de détails quant aux conditions rencontrées tout au long de ce parcours du combattant. Au-delà de la peur, des contrôles de police qui peuvent survenir à tout moment sur des milliers de kilomètres, le cinéaste évoque la mécanique ô combien sinistre inhérente à une certaine pauvreté : quand ce ne sont pas les flics qui arrêtent les ados pour les dégager mais aussi tripoter Sara sous le regard lubrique de leurs collègues, ce sont d’autres personnages, par le passé sans doute aussi démunis que les trois jeunes gens mais enrichis par des trafics douteux, qui les attaquent. Comme si à chaque fois qu’un pauvre trouvait plus pauvre et fragile que lui, il en profitait pour l’avilir un plus. Ainsi jusqu’au bout de leur voyage dont je ne révèlerai pas l’issue, c’est la violence, l’extorsion, le mensonge qui attendent nos trois héros à chaque nouveau bout de terre.
            Contrepoint salvateur à la noirceur humaine décrite plus haut, l’amitié entre les trois adolescents éclot progressivement, se passant de mots et éclairant de sa belle évidence la dureté du monde qui les entoure.
Les adolescents sont partis sans plan sérieux, la naïveté de leur jeunesse fait d’eux des proies faciles, certes. Mais c’est avant tout leur désir fou de parvenir aux Etats-Unis qui les rend inconscients, eux comme les adultes qu’ils croisent en chemin, aveuglés par la même nécessité. C’est dire la dureté du pays qu’ils souhaitent quitter… Dans le générique de fin, le cinéaste remercie les quelques 600 migrants rencontrés sur la route pendant le tournage. Chaque jour, combien d’hommes et de femmes se risquent à cette aventure dont si peu sortent gagnants ou seulement même vivants ? Une conclusion s’impose alors : quiconque n’est pas obsédé par l’idée de quitter son pays pour survivre est un homme chanceux, et d’une certaine façon un homme heureux.

mercredi 29 mai 2013

"La vie d'Adèle", Abdellatif Kechiche


Bien loin de la polémique autour du mariage pour tous à laquelle des commentateurs ont tenté de raccrocher le film distingué par la Palme d'Or, La vie d’Adèle est avant tout une magnifique histoire d’amour prônant la liberté de la jeunesse dont je suis sortie comme sonnée.
En osmose avec les sentiments de sa jeune héroïne, Adèle, une lycéenne de caractère mais dotée d’une fragilité propre à l’âge de toutes les attentes et de tous les idéaux, Abdellatif Kechiche nous plonge dans la vérité des sentiments les plus purs et les plus beaux qui soient : ceux du premier amour, jalon essentiel de la construction de soi, vécu avec une personne plus mûre – ici une femme peintre aux cheveux bleus, Emma, lesbienne affirmée. Adèle a un coup de foudre et face à ce bouleversement intérieur, elle ne peut que suivre son désir, si fort, et n’être toute entière plus que sentiments à l’état pur. La caméra de Kechiche capte avec un art qui n’appartient qu’à lui les émotions d’Adèle, tout ce qui la traverse. Elle aime, pour la première fois, et qui plus est une femme quand ses copines de lycée tentent à tout prix de la caser avec le beau mec du secteur. Face à cette tornade qui l'envahit, elle vibre, vit de tout son être l’aventure qui lui est offerte, avec sa liberté de jeune femme qui fait fi du regard des autres.
Le désir est dans toutes les images, dans les silences ponctués de sourires, dans les regards échangés entre Emma et Adèle, dans un rayon de soleil qui ponctue leurs baisers échangés dans le parc et dans des scènes d’amour où la dévoration mutuelle illustre la passion dans sa version la plus brûlante et la plus authentique. Le langage des corps, sa crudité, sa beauté, son évidence éclatent dans des scènes filmées au plus près de l’intimité des deux jeunes femmes. Leurs corps s’emboîtent, leurs bouches se cherchent sans fin, leur extase se renouvelle à chaque caresse, avec une vérité que j’ai peu vue au cinéma, créant des tableaux d'un esthétisme saisissant. Inutile de dire que les actrices se livrent à une prestation exceptionnelle, ces scènes d’amour débordent de sensualité, illustrant comme jamais le dialogue charnel entre deux êtres chavirés par le désir.
Le film s’attarde dans un premier temps sur ces quelques mois de la vie d’Adèle pour ensuite, sur plusieurs années, conter l’évolution de cet amour et sa fin, parce que oui, cet amour va mourir et faire passer Adèle de l’adolescence à l’âge adulte ; elle va souffrir, elle va comprendre qu’on peut ne plus aimer celle pour laquelle on aurait tout sacrifié quelques années plus tôt.
Au-delà de la passion des débuts, Kechiche interroge avec la même vérité le visage que prend cet amour une fois installé. Quelques années ont passé, Emma et Adèle vivent ensemble, Adèle est devenue institutrice tandis qu’Emma tâche de se faire un nom dans le milieu pictural. Au détour d’une scène d’anniversaire, rythmée comme elle le serait dans le temps de la vie, ce qui fait la relation d’aujourd’hui entre les deux femmes est dit : Adèle s’est mise en quatre pour préparer la soirée et faire la cuisine, elle reçoit avec émotion les amis des Beaux-Arts d’Emma qu’elle rencontre, on le comprend, pour la première fois. Adèle est mise à l’honneur par Emma en quelques phrases à l’occasion d’un « toast », l’artiste remerciant sa femme et sa muse et pourtant, la distance est palpable : Adèle n’a que peu à dire dans des conversations d’artistes férus d’histoire de l’art, elle joue les maîtresses de maison, attentive, servant le mieux qu’elle peut les amis d’Emma, un tantinet méprisants à l’égard de l’institutrice bonne cuisinière ; et Emma de ne pas venir un instant au secours d’Adèle qui n’a pas sa place dans cette assemblée. L’abnégation d’Adèle, parfaitement consentie, semble unilatérale. La fusion a comme disparu. La scène du coucher des deux amantes à l’issue de la soirée est révélatrice à cet égard, car point de scène torride malgré le désir d’Adèle mais une conversation sérieuse sur l'oreiller : Emma regrette qu’Adèle ne cherche pas à se réaliser dans l’art alors qu’elle a une jolie plume. Adèle se défend, elle est très heureuse dans son métier d’institutrice. Projection de l’artiste sur sa compagne, incompréhension qui guette, manque de points communs… leur amour bat de l’aile.
Jusqu’à la rupture définitive entre Adèle et Emma, Kechiche conte une grande histoire d’amour, au diapason d’une jeune femme en devenir. Adèle est une pure, pure dans sa jeunesse, dans sa liberté, dans ses sentiments et l’art de Kechiche est tout aussi pur dans la sincérité qui émane de chaque plan mouvant, serré, sur ses héroïnes. Qui a déjà aimé, qui a déjà souffert après le premier amour perdu ne pourra être que bouleversé par ce récit d’une authenticité merveilleuse. Un de ces films qui laisse une empreinte profonde, après lesquels on n’est plus tout à fait pareil.

Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux

samedi 16 mars 2013

« Django Enchained », Quentin Tarantino



Pour les courageux qui n’auront pas peur de la longueur de ce texte ; j’avais tant de choses à dire sur ce Tarantino foisonnant !

Le temps a passé depuis la sortie de Django (« the D is silent »), et pourtant je m’étais ruée en salles découvrir le nouvel opus de Tarantino. J’ai tardé à en parler mais le souvenir que le film m’a laissé est si prégnant qu’il est impossible de ne pas lui consacrer un article !
Parce que ce film est un bijou de cinéma. Le spectacle y est roi, l’Histoire revisitée avec la maîtrise d’un auteur qui propose sa vision propre, après avoir pris le temps de se nourrir des œuvres qui l’ont précédé et de ses racines américaines.
Une maturation juste à point pour jouer de l’instrument cinéma et s’approprier dans une fiction ô combien riche un pan de l’Histoire américaine, ici sa politique esclavagiste. Un cinéma cultivé mais jamais prétentieux, bourré de clins d’œil cinéphiles, un cinéma virtuose, et enfin jouissif puisqu’il se paye le luxe de réinventer la grande histoire sanguinaire, enfin… de réinventer l’histoire jusqu’à un certain point.
La cruauté des pratiques esclavagistes y est en effet décrite par le menu. De ce côté, le réalisme fait très mal. Mais Tarantino a le talent de savoir mêler drame et humour comme peu savent le faire. Un mélange parfait où la dérision se mêle à la violence, le tout saupoudré d’une réflexion sur ce que sont loyauté et humanité : on appartient à la famille que l’on choisit, le traître n’a pas la couleur de peau que l’on croit, le bien et le mal ne sont pas l’apanage exclusif de l’homme blanc ou de l’homme noir. Cela va peut-être sans dire, n’empêche qu’à l’époque où se déroule l’histoire et encore pour quelques-uns aujourd’hui, une évidence qui n’allait pas de soi.

Tarantino nous offre le plaisir de mettre en scène son héros Django, esclave affranchi, qui va régler leur compte aux esclavagistes dans une vengeance savoureuse tant elle est  inattendue malgré la trame de départ, et parsemée de répliques cultes.
Django, (Jamie Fox dont j’ai découvert les yeux magnifiques sans ses lunettes fumées de Ray Charles), a le bonheur de trouver sur sa route le chasseur de primes Dr Shultz interprété par Christoph Waltz, et se retrouve jeune affranchi. Libre, il bénéficie d’une formation hors pair en tir de flingue et jeu de rôles, le tout dans une première partie qui nous promène dans les paysages de l’Amérique sauvage, au rythme des répliques fines et drôles échangées entre les deux comparses. Premier objectif de leur voyage : zigouiller deux frères esclavagistes que seul Django peut reconnaître pour être passé sous leur fouet hystérique.

Tarantino joue avec les codes cinématographiques avec la même maîtrise qu’il conclut son récit d’un juste happy end, ni trop ni pas assez happy. Partout où la référence est présente, elle est détournée et exploitée autrement. Jamais le spectateur n’est emmené où il croyait malgré le parcours des héros semé d’étapes symboliques propres au genre - ou plutôt propres aux genres : western, polar, film d’action, comédie burlesque…
Ainsi, des sympathisants Klux Klux Klan, agressifs sur leur monture, arrivent à toute allure aux abords du campement de fortune où Django et Shultz sont censés dormir, pour les tuer bien sûr. Plan large et spectaculaire de cette cavalcade dans la nuit, les chevaux gravissant la côte qui doit les mener à leurs victimes. Là, ce n’est pas la tuerie à laquelle la mise en scène nous préparait qui a lieu, mais une scène de comédie à se plier en deux : les cavaliers ont tous le visage cagoulé d’un tissu blanc, tissu coupé la veille par l’épouse de l’un d’entre eux, percé de deux trous grossiers pour laisser les yeux découverts… enfin en principe, puisque la dispute entre les cavaliers a pour point de départ ces trous mal faits qui les empêchent de voir ! Se pose alors la question de porter ou non ces cagoules bricolées, on n’est pas d’accord, le mari de la couturière s’insurge, on ne sait plus s’il faut porter la cagoule telle quelle au risque de se tromper de cible ou améliorer le modèle en vue d’une prochaine expédition meurtrière, etc. L’humour de Tarantino est concentré dans une scène comme celle-ci, ridiculisant les aïeux précurseurs des mouvements racistes qui habituellement font frémir…
Nombre de scènes sont ainsi détournées, surprenant notre horizon d’attente et augmentant par là notre plaisir de spectateur, cueilli.

Une fois les frères esclavagistes punis comme il se doit par Django, l’enjeu du récit se corse : il s’agit de pénétrer le fief du terrible Candie interprété par DiCaprio (dément dans ce rôle) pour tenter de sauver du magnat des plantations de coton la belle épouse de Django, Broomhilde.
Tarantino, par une première scène magistrale chez Candie, nous signifie illico que Django et son acolyte Shultz viennent d’entrer dans la maison du diable.
Django se fait passer pour un esclavagiste lui-même, vendeur de lutteurs pour le compte de riches exploitants assoiffés de spectacle. A son arrivée dans le salon de Candie, Django tarde comme nous à voir le visage du roi des lieux car Candie est de dos, installé dans un canapé, fumant et sirotant un verre de whisky, entouré d’une maîtresse noire aux formes sculpturales. Il est passionné par le spectacle pourtant insupportable qui se déroule devant lui : deux esclaves se battent à mains nues, et à mort. Côtes cassées, yeux crevés, nuques brisées, rien ne nous est épargné car si le montage image nous concède quelques respirations, le son œuvre en continu par une suggestion pire encore. A cet instant, nous savons que Django risque très gros car il est entré en enfer. Non seulement il risque de ne pas parvenir à ses fins – c’est-à-dire repartir avec sa belle délivrée – mais il risque de mourir car avec Candie, on ne plaisante pas.
Un enfer de sang et de cruauté, voilà l’univers de Candie pourtant affable avec ses invités dont il ne saisit pas la mascarade tout de suite, permettant à Tarantino de déployer tous ses talents de conteur. Le cinéaste joue avec nos nerfs dans un suspense qui va grandissant puisque nous tremblons à l’idée que nos héros Django et Shultz soient démasqués. Le sang des esclaves noirs sur lequel s’est bâti l’empire Candie suintera des murs dans une scène finale spectaculaire aux allures de BD, sang qui répond au sang versé depuis des générations et qu’analyse (pour une fois avec justesse et sans trop de prétention) un journaliste des Cahiers du cinéma.

Vous l’aurez compris, l’intelligence du sieur Tarantino transpire elle aussi de tous les pores de ce superbe divertissement, à quantité de niveaux, dans la fiction comme hors fiction. Ainsi la BO est comme toujours avec le cinéaste riche de trouvailles : Ennio Morricone bien sûr en hommage aux westerns qui forment la toile de fond de Django, rap américian en référence à l’insolence batailleuse des noirs américains aujourd’hui, ou encore le rôle attribué à Christoph Waltz dans le film : Waltz hérite ici du rôle le plus attachant, fantasque, cultivé et merveilleux qui soit en prêtant ses traits au Dr Shultz alors que, souvenons-nous, Tarantino lui avait confié dans Unglorious Bastards le rôle de l’infâme colonel dont l’intelligence, le trilinguisme et la perversité étaient au service de l’Allemagne nazie. Jolie réponse, donc, que ce Dr Shultz toujours de nationalité allemande dans Django Enchained, qui incarne ici le raffinement de l’Allemagne du 19ème siècle, humaniste et cultivée. A l’image de Tarantino... qui a l’humour en plus. 



mercredi 13 mars 2013

Rappel : "NO", Pablo Larrain


Le voilà sur nos écrans le No que je chroniquais en juin dernier. Et pas seulement pour le beau Garcia Bernal :-)
A voir, un très beau film.


Pour lire la chronique consacrée au film, aller dans "2012" puis sélectionner "Juin"

jeudi 14 février 2013

"Liège, oui", Joanne Anton


Quand derrière la plume d’une écrivain se trouve une amie, c’est toujours une impatience un peu craintive qui le dispute au plaisir de tenir son livre entre les mains. Mon interprétation, mes émotions correspondront-elles à l’intention de l’auteur ? Dans quelle mesure l’intimité partagée avec l’amie croisera-t-elle la fiction signée de l’auteur ?
Joanne est une écrivain, c’est sûr : musique singulière des phrases, précision d’une pensée complexe dans ses conflits intérieurs, sensibilité douce-amère, pudeur. Elle nous touche en plein cœur avec ses mots, nous tutoyant comme elle tutoie son héroïne, elle nous bouscule. Son précédent roman intitulé Le découragement était une subtile réflexion sur l’acte d’écrire : si difficile et nécessaire à la fois, guidé par l’auteur chéri qui pousse à coucher sur le papier la réflexion à laquelle il a donné naissance, empêtré aussi dans le désir de dire avec le plus d’exactitude possible ce qui anime l’écrivain. Au final, un livre qui donnait plus que jamais le courage d’écrire, mais plus encore le courage d’entreprendre et de vivre.
Liège, oui : derrière ce titre, une réplique à double entrée qui évoque tant la réponse détachée de la Liégeoise expatriée qui, face à l’étonnement d’un interlocuteur, répondrait simplement « Liège, oui, je viens de Liège », mais aussi le Oui qu’elle souhaiterait répondre à la ville qu’elle a pourtant quittée quinze ans plus tôt. On ne part pas toujours pour découvrir d’autres horizons. Non, on quitte aussi sa ville quand elle emprisonne, quand elle coupe les ailes qu’on se sent pousser dans la maturité de l’amour, dans la vitalité de la jeunesse qui voit loin devant elle… Mais il ne suffit pas de quitter géographiquement sa ville pour rompre ses attaches familiales, solides malgré la lutte pour être plus légère, plus libre.
De retour chez sa mère le temps d’un week-end, la narratrice est confrontée à la difficulté de se comprendre, de faire fi des conflits passés et de l’éternelle amertume auxquels son départ a laissé la place. « Elle attend le retour de son enfant et tu sais ne jamais pouvoir le lui rendre ». Elle est partie, elle a dit Non, elle a le culot de vivre dans la ville Lumière, son retour à lui seul rappelle qu’elle n’a pas voulu de Liège, qu’elle a snobé sa ville natale. Sa mère restée là-bas pense être méprisée à son tour. Sa fille pourra tout tenter pour ne pas la blesser, chaque détail de son attitude rappellera à la mère qu’elle a fait le choix de partir : sa tenue, son rouge à lèvres trop rouge, sa coiffure, l’accent liégeois disparu, sa façon de fumer sa cigarette, l’évocation de ses amis et de sa vie parisienne… tout exclut la mère. Alors, maladroitement, la mère alternera réplique presque tendre pour accueillir sa fille retrouvée et venin distillé dans des choses infimes qui illustrent sa jalousie pour tout ce que sa fille a bâti loin d’elle, inscrit contre elle. « Ton identité doit le silence sur toutes sortes de sujets pour ne pas être une identité mauvaise, une identité ingrate qui n’accorde pas la moindre indulgence à celle qui a voulu l’inventer. »
Des photographies de masques cousus – portraits de famille effrayants – introduisent le texte : ils accompagnent en effet l’enfant devenue femme, illustrent ce mélange entre recul que permet le présent et douleur que ravive le passé. Les sentiments ambigus de la narratrice à l’égard de la ville sont les mêmes que ceux ressentis à l’égard de la famille, aimée et tenue à distance par nécessité. Présente et absente, gaie et triste, sûre et fragile, la narratrice voyage dans les rues de sa jeunesse comme en son cœur ; le paysage est trouble, mais le désir de pouvoir à nouveau dire « Liège, oui », est bien là.


Liège, oui est publié aux Editions Allia.