vendredi 31 août 2012

"Mirror and music", Saburo Teshigawara


Il m’aura fallu une escapade berlinoise pour découvrir le spectacle du chorégraphe japonais Teshigawara intitulé Mirror and music, spectacle pourtant présenté à notre Chaillot parisien au printemps dernier… Très classe de le découvrir en Allemagne, surtout que c’était dans la valse des mille découvertes culturelles du week-end, sur un air de « et si on allait voir de la danse à défaut d’un concert du Philarmonique qui est en vacances ? ». Quand le petit bonheur la chance vous réserve l’une des plus belles émotions théâtrales de votre vie, oui de votre vie j’ai dit, c’est encore plus fou…
        Teshigawara s’est formé à la peinture avant de se consacrer à la danse et il signe ici la scénographie, la chorégraphie bien sûr, les costumes, les sons et les lumières… Ca vous donne une idée de l’ambition du monsieur. Dans la maîtrise parfaite de ces éléments, il donne à sentir tout ce qui fait le vivant, l’humain, le fini et l’infini de l’être qui mourra mais qui – dans l’intervalle de son existence – connaîtra joies, rivalités, force, fragilité, espoir, détresse… existera à travers d’autres êtres, d’autres formes. Rien n’est figé, rien ne meurt, tout se transforme. Plongé dans une atmosphère spectrale qu’aiguise l’ambiance sonore, le spectateur découvre quatre silhouettes encapuchonnées dans des bures de moines, leur visage est dans la pénombre, ils ne sont qu’ombres apparaissant et disparaissant au gré des lumières intermittentes qui vont à toute vitesse, donnant le sentiment qu’ils sont présents et absents à la fois. Placés sur le plateau à l’avant et à l’arrière scène, entre deux palpitations visuelles et sonores, un léger déplacement a pu s’opérer, conférant à notre vision de la scène une forme quasi hallucinatoire. Sont-ils vraiment là ? Fantômes parmi les ombres, on ne sait. Le tableau suivant rompt radicalement avec le cadre précédent et fait apparaître en pleine lumière des danseurs virevoltants qui surgissent des côtés cour et jardin, tournant sur eux-mêmes avec la fébrilité d’êtres nouveaux qui sont bousculés par la lumière, la force vive qui les habite, tels des éphémères qui auraient une seule petite journée à vivre et qui d’ici la fin du jour, auraient tout à donner, tout à vivre. L’épuisement est à l’orée de cette danse folle que rythme la musique baroque dans un ballet incessant où les cheveux des danseurs, leurs tenues fluides les font paraître semblables aux insectes qui foncent dans la lumière pour mieux venir y mourir.
         Plus tard, comme désarticulé, Teshigawara lui-même apparaît dans la lumière jaune d’un soleil doré, devant un mur courbe sur lequel est projeté sa silhouette en ombre chinoise. Animé d’un courant vital qui parfois l’agite en tout sens, parfois le « débranche » pour à nouveau mieux faire passer le courant dans tous ses membres, c’est une danse bouleversante qui évoque tant la fragilité, la boiterie, le handicap que le fluide vital qui nous habite et qui résiste plus qu’on ne croit aux chocs, altérations, émotions par lesquels nous sommes parcourus tout au long de la vie. Je ne peux décrire ici chaque tableau avec l’exhaustivité qu’il mérite parce que chacun d’entre eux est une plongée profonde en nous, un récit magnifié des oppositions qui font notre présence ici bas. A la fin, la course que se livrent les danseurs qui font en réalité du sur place, pantins que des fils invisibles tirent tantôt vers le haut tantôt vers le bas dans une lutte sans nom qui pourtant régit tous les rapports entre les êtres et même les générations, clôture le spectacle. On confine au sublime, on est réconcilié avec l’humanité devant tant de talent, tant de finesse réunis dans la tête d’un seul artiste. L’ambition de Teshigawara est immense, les émotions qu’il nous transmet infinies dans leur diversité et dans leur force. Si cette grande œuvre venait à se rejouer dans les parages, il faut vous offrir ce moment, autant de beauté c’est un cadeau d’une valeur inestimable ! Je sais, son nom est difficile à retenir mais faites un effort : Teshigawara.

vendredi 10 août 2012

"La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil", Sébastien Japrisot


      Un titre à rallonge pour un roman petit par la taille, immense par le brio. J’ai eu ma grande période Japrisot vers 20 ans après la découverte d’Un long dimanche de fiançailles, que notre Jeunet cinéaste a bien écorné dans sa vision éternellement sépia et adoratrice du zoom à grande vitesse, en offrant en plus le rôle titre à la Tautou dont la moue unique de film en film est irritante ! Passons.
J’avais enchaîné avec La Passion des femmes, L’Eté meurtrier, tous de beaux romans, puis La dame dans l’auto que j’avais dévoré goulûment tant l’intrigue était riche de suspense et admirablement ficelée. Quinze ans plus tard, retrouvant le petit bijou dans ma bibliothèque, je me souvenais de la qualité du  livre mais pas bien de l’intrigue, figurez-vous. Et en effet, j’ai été encore cueillie comme une parfaite débutante en pénétrant l’univers de la jolie et très myope Dany Longo.
La dame dans l’auto, c’est elle. Complexée par sa myopie qu’elle planque derrière une paire de lunettes noires, elle travaille dans une agence de pub, un peu par nécessité, un peu par lassitude… Sa vie n’est pas folichonne, pas de grand amour à l’horizon ni de revenus suffisants pour la faire rêver et pourtant, elle en a des rêves. Tellement qu’elle ment comme elle respire. Quand son patron lui demande un vendredi soir de venir en urgence taper chez lui le dernier projet client avant qu’il ne s’envole le lendemain pour Genève, c’est la nouveauté qui se profile ; Dany devra donc rester dormir dans la maison familiale où elle retrouvera son ancienne copine Anita qui elle – épouse du boss oblige – a vraiment réussi (je précède les féministes que cette dernière précision offusquerait :  le roman se déroule dans les années 60 !). C’est aussi une occasion à saisir pour satisfaire un chef qui lui donnait jusqu’ici l’impression d’être transparente. Dany ne sait pas que cette courte soirée va l’emmener bien au-delà du samedi matin et de Montmorency, au volant d’une magnifique Thunderbird, jusque dans le Midi de la France. Singularité supplémentaire de sa mission prolongée : partout où elle passe, on lui dit l’avoir déjà vue et le souvenir qu’elle a laissé chaque fois derrière elle est bien étrange. Est-ce possible d’arriver quelque part avant même d’être parti ? De retrouver partout ses traces alors qu’on n’est jamais venu ? Et d’avoir tué quelqu’un à 1000 kilomètres du lieu où l’on se trouve ? De quoi faire penser à Dany qu’elle perd la boule… à moins que la fieffée menteuse soit prise au piège des propres histoires qu’elle se raconte? Ou encore qu'elle soit la victime d’une farce morbide ?
Classé dans la catégorie polar et adapté à l’écran comme tous les romans de « l’usine à histoires » Japrisot, La dame dans l’auto est un modèle de fiction très, très habile. On est tout aussi dérouté que Dany Longo et on n’a qu’une hâte, parvenir au dénouement de ce road movie à l’héroïne inquiétante. On tourne les pages aussi vite que les kilomètres défilent au compteur de l’auto de Dany pour regretter ensuite l’avidité avec laquelle on a lu les 300 pages : ben ouais, encore un roman culte qu’on aura déjà lu ! A moins de s’y replonger une dizaine d’années plus tard, c’est ça qui est bon avec les bouquins. 


jeudi 2 août 2012

Ahae nous fait voyager depuis sa fenêtre


Merveilleux voyage immobile, l’imagination peut nous emmener très loin. Le regard d’un photographe derrière sa fenêtre, porté sur un seul et même paysage au fil des saisons, peut proposer aussi des visions qui confinent au rêve…
Ahae, artiste coréen passionné de nature, a passé trois ans au même endroit, armé d’un matériel de haute précision lui permettant de photographier du plus grand au plus petit, le paysage qui s’offrait à son regard. Devant la maison où il avait posé bagage, s’étendait une clairière avec un étang, bordée d’une forêt. Depuis son unique fenêtre, patiemment, passionnément, à chaque heure du jour et à toutes les saisons, il a observé le ciel, la campagne et ses habitants : sérénité d’une forêt aux couleurs irréelles en automne, blancheur des arbres recouverts d’un manteau neigeux, nuages aux formes toujours plus inventives, sétaires balançant dans la brise au bord de l’eau, biche venant boire au lever du jour ou se défendant de pies agitées venant picorer dans son pelage…  
Le travail d’Ahae offre le spectacle d’une nature infiniment changeante et belle, nous conviant à une promenade bucolique des plus apaisantes. Mais plus encore, la grandeur de l’entreprise d’Ahae, au-delà des formats inouïs que la technologie moderne lui a permis de réaliser – jusqu’à 10 mètres sur 5 ! – c’est nous inviter, l’air de rien, à saisir l’extraordinaire qui se cache derrière l’ordinaire ; illustrer combien la nouveauté, la beauté sont visibles du moment que l’on veuille bien s’arrêter un instant et apprendre à les regarder… Un simple changement de lumière, et l’eau de l’étang apparaît telle une surface rocailleuse ; à une heure différente de la journée, elle est semblable à une piscine de mercure. Incroyable Dame Nature qui modèle le paysage au gré des saisons et du regard plus ou moins attentif qu’on lui accorde. Incroyable expérience menée par l’artiste qui, tout en douceur, questionne notre rapport au monde au cours d’une promenade en forêt… et en nous-mêmes.

L’exposition se tient au pavillon éphémère du jardin des Tuileries, jusqu’au 26 août. Entrée libre, tous les jours, entre 10h et 22h.