mardi 2 octobre 2012

"Wrong", Quentin Dupieux

         Entrer dans le monde de Quentin Dupieux, c’est accepter de faire une croix sur tous nos repères habituels quant il s’agit de cinéma. Et c’est ça qui est bon… Avec Rubber, son précédent film, imaginez que le héros Robert the rubber était un simple pneu. Abandonné dans une plaine américaine désertique, couché sur le côté comme un vieux pneu usagé dont on pourrait faire une balançoire vintage dans le fin fond de l’Oklahoma, le voilà qui s’ébrouait, vibrait, se mettait en marche et roulait, jeunesse ! Il partait en balade et rencontrait vieilles canettes de cola, lapins, oiseaux et enfin, à mesure qu’il approchait de la ville et de la civilisation, des êtres humains ; il se révélait un étrange sérial killer. Un tremblement allant crescendo se mettait à agiter son caoutchouc jusqu’à l’explosion finale qui laissait son interlocuteur – lapin, canette, homme – raide mort. Bien sûr, personne ne se méfiait de ce pneu solitaire ce qui rendait son travail d’approche plus facile. En voilà une intrigue, hein. C’était une réussite ce Rubber tourné avec un simple appareil photo et quelques trucages savamment mis en œuvre.

Dupieux récidive cette fois avec Wrong, toujours tourné aux Etats-Unis mais avec la participation de son complice Eric Judor pour lequel il avait réalisé Steak, et qui tient ici le rôle d’un jardinier parlant anglais avec un accent français à couper au couteau … Le ton est donné dès le générique d’ouverture : la séquence va du plan le plus serré au plan le plus large, dévoilant par étapes la supposée cohérence de l’ensemble : un homme coiffé d’un casque de pompier est en train de lire le journal dans une lumière crépusculaire ; il est assis sur ses talons, la combinaison baissée sur ses chevilles, en train de faire ses besoins dans une sorte de no man’s land. D’autres hommes vêtus de tenues de pompier sont appuyés contre un camion et attendent on ne sait quoi, pas perturbés pour un sou par le spectacle de l’homme qui défèque sous leur nez. A quelques mètres, un véhicule est en feu, couché sur le flanc. Enfin, un dernier plan très large donne à voir la totalité du tableau jusqu’ici découpé comme un puzzle par segments : dans la fin du jour un camion brûle, des pompiers immobiles sont sur les lieux mais ne bougent pas le petit doigt tandis que l’un des leurs lit tranquillement le journal. Apparaît alors en très gros caractères le titre du film : Wrong.
Comme son titre l’indique, la vie du héros Dolph va prendre un tournant fâcheux, tout va aller de travers. Et le spectateur de pénétrer dans un monde où rien ne se déroule selon les codes attendus, suivant une logique où la norme commune est remplacée par d’autres normes, fantaisistes pour nous mais repères rassurants pour les personnages. L’anomalie devient la règle selon laquelle tout ce petit monde fonctionne.

L'acteur Jack Plotnick alias Dolph

Ainsi Dolph, le héros subtilement interprété par Jack Plotnick, mélange de détresse mélancolique et de rébellion tellement molle qu’elle est inefficace, vit seul dans une coquette maison de banlieue américaine. Un matin, son chien adoré Paul ne répond pas à l’appel de son maître : il a disparu. Dolph est très contrarié, il en parle avec son ami et voisin de l’autre côté de la rue qui est en train de plier bagage : un dialogue étrange s’établit. Le voisin n’a pas l’air étonné plus que ça de l’absence du chien, il n’a pas l’air de se souvenir de son existence. Dolph lui rappelle qu’il le voyait tous les jours lors de son jogging matinal, son voisin nie faire du jogging. Dolph lui rétorque qu’il jogge depuis 10 ans tous les matins. Que nenni ! lui répond l’ami. En revanche, l’ami met les voiles, il n’en peut plus de cette vie terne. Dolph veut-il venir avec lui et tout lâcher ? Certainement pas, Dolph a perdu son chien, il n’a pas envie de partir tout court et encore moins sans son chien. Fin de la conversation.
C’est le début pour Dolph de quelques jours bien déroutants. Il avait jusqu’à ce matin-là ses habitudes, pour certaines bien singulières, mais des habitudes : celle de continuer à aller travailler tous les jours dans l’entreprise qui l’a licencié par exemple. Ses collègues finissent d’ailleurs par lui signifier qu’il n’est pas normal qu’il vienne travailler ; en revanche, leurs conditions de travail ne leur posent aucun problème : il pleut a verse dans leurs locaux, ils sont trempés de la tête aux pieds, tapant malgré tout comme des dingues sur le clavier de leur ordinateur dégoulinant comme si de rien n’était. Mais que Dolph vienne travailler une fois licencié, ça c’est anormal !
Le désarroi de Dolph face à la perte de son chien est immense ; sa routine est brisée. Dérangé dans sa vie lisse et triste qu’il affectionne pourtant – son atelier de peinture ne présente que des essais ratés de portrait de son chien, ça en dit long sur sa solitude ! –, il est confronté à des personnages qui s’imposent brutalement dans son existence. Ainsi en est-il de Maître Chang, spécialiste du kidnapping d’animaux domestiques qui cherche à faire prendre conscience leurs propriétaires de la valeur inestimable de leur compagnon. Tyrannique le Chang sous ses allures de bonze méditatif ! Ou encore une standardiste nymphomane qui s’éprend de Dolph et accepte qu’il ait une fois le visage d’Eric Judor une fois celui de Jack Plotnick puisque le premier s’est fait passer auprès d’elle pour le second… Et enfin le jardinier Eric Judor annonçant à son patron que le palm tree du jardin s’est transformé dans la nuit en pine tree. Quelle histoire… Et Dolph de subir ces incursions en ne perdant jamais de vue son objectif premier : retrouver son chien, même s’il doit passer pour cela par la voie de la télépathie.
        Vous l’aurez compris, Wrong est un OVNI. L’art de Dupieux consiste à nous divertir mais aussi à poser de fines questions sur notre époque avec sa fable. L’incommunicabilité est totale, les personnages tous emprisonnés dans leur logique et pas du tout préoccupés de l’impact de celle-ci sur leurs rapports avec autrui ; comment définir ce qui est normal de ce qui ne l’est pas ? La routine est-elle le garde-fou qui nous protège des questions existentielles ou l’étau qui nous empêche de nous épanouir ? Un simple déplacement des codes du réel et Dupieux nous envoie sur la planète Mars. Tout tiendrait-il à si peu de choses entre harmonie et désordre ?? En voilà des questions soulevées, avec une fantaisie et une originalité indéniables.


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