Entrer dans le monde de Quentin Dupieux, c’est
accepter de faire une croix sur tous nos repères habituels quant il s’agit de
cinéma. Et c’est ça qui est bon… Avec Rubber,
son précédent film, imaginez que le héros Robert the rubber était un simple
pneu. Abandonné dans une plaine américaine désertique, couché sur le côté comme
un vieux pneu usagé dont on pourrait faire une balançoire vintage dans le fin
fond de l’Oklahoma, le voilà qui s’ébrouait, vibrait, se mettait en marche et roulait,
jeunesse ! Il partait en balade et rencontrait vieilles canettes de cola,
lapins, oiseaux et enfin, à mesure qu’il approchait de la ville et de la
civilisation, des êtres humains ; il se révélait un étrange sérial killer. Un
tremblement allant crescendo se mettait à agiter son caoutchouc jusqu’à l’explosion
finale qui laissait son interlocuteur – lapin, canette, homme – raide mort.
Bien sûr, personne ne se méfiait de ce pneu solitaire ce qui rendait son travail
d’approche plus facile. En voilà une intrigue, hein. C’était une réussite ce Rubber tourné avec un simple appareil
photo et quelques trucages savamment mis en œuvre.
Dupieux
récidive cette fois avec Wrong,
toujours tourné aux Etats-Unis mais avec la participation de son complice Eric
Judor pour lequel il avait réalisé Steak,
et qui tient ici le rôle d’un jardinier parlant anglais avec un accent français
à couper au couteau … Le ton est donné dès le générique d’ouverture : la
séquence va du plan le plus serré au plan le plus large, dévoilant par étapes
la supposée cohérence de l’ensemble : un homme coiffé d’un casque de pompier
est en train de lire le journal dans une lumière crépusculaire ; il est
assis sur ses talons, la combinaison baissée sur ses chevilles, en train de
faire ses besoins dans une sorte de no man’s land. D’autres hommes vêtus de
tenues de pompier sont appuyés contre un camion et attendent on ne sait quoi,
pas perturbés pour un sou par le spectacle de l’homme qui défèque sous leur
nez. A quelques mètres, un véhicule est en feu, couché sur le flanc. Enfin, un
dernier plan très large donne à voir la totalité du tableau jusqu’ici découpé
comme un puzzle par segments : dans la fin du jour un camion brûle, des
pompiers immobiles sont sur les lieux mais ne bougent pas le petit doigt tandis
que l’un des leurs lit tranquillement le journal. Apparaît alors en très gros
caractères le titre du film : Wrong.
Comme son
titre l’indique, la vie du héros Dolph va prendre un tournant fâcheux, tout va
aller de travers. Et le spectateur de pénétrer dans un monde où rien ne se
déroule selon les codes attendus, suivant une logique où la norme commune est remplacée
par d’autres normes, fantaisistes pour nous mais repères rassurants pour les
personnages. L’anomalie devient la règle selon laquelle tout ce petit monde
fonctionne.
L'acteur Jack Plotnick alias Dolph |
Ainsi Dolph, le héros subtilement
interprété par Jack Plotnick, mélange de détresse mélancolique et de rébellion
tellement molle qu’elle est inefficace, vit seul dans une coquette maison de
banlieue américaine. Un matin, son chien adoré Paul ne répond pas à l’appel de
son maître : il a disparu. Dolph est très contrarié, il en parle avec son
ami et voisin de l’autre côté de la rue qui est en train de plier bagage :
un dialogue étrange s’établit. Le voisin n’a pas l’air étonné plus que ça de
l’absence du chien, il n’a pas l’air de se souvenir de son existence. Dolph lui
rappelle qu’il le voyait tous les jours lors de son jogging matinal, son voisin
nie faire du jogging. Dolph lui rétorque qu’il jogge depuis 10 ans tous les
matins. Que nenni ! lui répond l’ami. En revanche, l’ami met les voiles, il
n’en peut plus de cette vie terne. Dolph veut-il venir avec lui et tout lâcher ?
Certainement pas, Dolph a perdu son chien, il n’a pas envie de partir tout court
et encore moins sans son chien. Fin de la conversation.
C’est le début
pour Dolph de quelques jours bien déroutants. Il avait jusqu’à ce matin-là ses
habitudes, pour certaines bien singulières, mais des habitudes : celle de
continuer à aller travailler tous les jours dans l’entreprise qui l’a licencié
par exemple. Ses collègues finissent d’ailleurs par lui signifier qu’il n’est
pas normal qu’il vienne travailler ; en revanche, leurs conditions de travail
ne leur posent aucun problème : il pleut a verse dans leurs locaux, ils
sont trempés de la tête aux pieds, tapant malgré tout comme des dingues sur le
clavier de leur ordinateur dégoulinant comme si de
rien n’était. Mais que Dolph vienne travailler
une fois licencié, ça c’est anormal !
Le désarroi de Dolph face à la
perte de son chien est immense ; sa routine est brisée. Dérangé dans sa
vie lisse et triste qu’il affectionne pourtant – son atelier de peinture ne
présente que des essais ratés de portrait de son chien, ça en dit long sur sa
solitude ! –, il est confronté à des personnages qui s’imposent brutalement
dans son existence. Ainsi en est-il de Maître Chang, spécialiste du kidnapping
d’animaux domestiques qui cherche à faire prendre conscience leurs
propriétaires de la valeur inestimable de leur compagnon. Tyrannique le Chang
sous ses allures de bonze méditatif ! Ou encore une standardiste
nymphomane qui s’éprend de Dolph et accepte qu’il ait une fois le visage d’Eric
Judor une fois celui de Jack Plotnick puisque le premier s’est fait passer
auprès d’elle pour le second… Et enfin le jardinier Eric Judor annonçant à son
patron que le palm tree du jardin
s’est transformé dans la nuit en pine
tree. Quelle histoire… Et Dolph de subir ces incursions en ne perdant
jamais de vue son objectif premier : retrouver son chien, même s’il doit
passer pour cela par la voie de la télépathie.
Vous l’aurez compris, Wrong
est un OVNI. L’art de Dupieux consiste à nous divertir mais aussi à poser de
fines questions sur notre époque avec sa fable. L’incommunicabilité est totale,
les personnages tous emprisonnés dans leur logique et pas du tout préoccupés de
l’impact de celle-ci sur leurs rapports avec autrui ; comment définir ce
qui est normal de ce qui ne l’est pas ? La routine est-elle le garde-fou
qui nous protège des questions existentielles ou l’étau qui nous empêche de
nous épanouir ? Un simple déplacement des codes du réel et Dupieux nous envoie sur la planète Mars. Tout tiendrait-il à si peu de
choses entre harmonie et désordre ?? En voilà des questions soulevées, avec une
fantaisie et une originalité indéniables.
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