mardi 4 novembre 2014

Le Centquatre expose Jeune Création



Je reconnais d’immenses qualités au Centquatre : un lieu de vie polymorphe dédié à l’art, où il y a de la place pour tous les talents et toutes les identités. Expositions, théâtre, concerts, ateliers d’artistes en résidence… Cafétéria pleine de magazines à disposition, chaises longues parsemées sur le site, garderie équipée, superbe librairie…. Ici, spontanément, les artistes amateurs du quartier ou non, viennent en toute liberté danser, répéter leurs chorégraphies de breakdance, leurs passes de jongleurs ou leurs postures de yoga hongrois. Un joyeux bordel sonore où les musiques des uns viennent flirter avec celles des autres. Certains choisissent les couloirs éclairés de spots rouges qui confèrent l’ambiance underground qui leur va bien, d’autres jeunes femmes vêtues de leggings et chaussées de baskets dernier cri perfectionnent leurs mouvements en observant leur reflet dans d’immenses vitrages qui font office de glaces comme dans les studios de danse. Le tout gratis. Le tout pour le bonheur des passants comme vous et moi qui s’émerveillent d’assister à ces entraînements en direct, telles des petites souris indiscrètes à qui on ne rappelle jamais d’un regard en coin qu’elles perturbent le work in process. Certes, les ateliers d’artistes, eux, sont plus compliqués d’accès, pas ouverts en permanence, mais l’idée est là. Voilà bien un Centre culturel grand ouvert à tous, et très vivant. Un principe vraiment louable à Paris.
            Honneur est donc fait aux jeunes talents. Dans ce contexte, Jeune Création fêtait ces jours-ci sa 65ème édition. Comme le décrit le site du Centquatre, «  Jeune Création, laboratoire de pensée et d’idées, décloisonne les pratiques au travers d’une programmation à la frontière des genres et des formats. Véritable lieu de rencontres et d’échanges, Jeune Création est un rendez-vous annuel incontournable de repérage et d’exploration pour les professionnels et les amateurs. » Ce « laboratoire de pensée et d’idées » m’a décontenancée. Je m’interroge sur la dimension artistique de ce que j’ai vu. 
Je ne débattrai pas de la question du beau que l’on est susceptible de rechercher dans une œuvre d’art, définition trop aléatoire et changeante. Mais au moins du principe de toute recherche artistique. Telle que j’ai été éduquée à l’art à travers l’exploration de pistes aussi variées que celles des arts premiers, de Rembrandt, Richard Serra ou Jeff Koons, j’ai eu pour habitude de percevoir une idée, un propos, une émotion, une histoire que l’œuvre seule tentait de me transmettre. Que j’y sois sensible ou pas, c’est l’œuvre et son support qui, en dehors de toute explication ou décryptage analytique, tenaient un langage et venaient à ma rencontre.

Ce que je discute dans les œuvres exposées dans cette édition 2014 de Jeune Création, c’est que pas un seul travail n’est évocateur en lui-même. Ne seraient les textes épinglés au mur qui, dans un descriptif pompeux typique de certains critiques d’art, tentent de décrire la démarche de l’artiste, je n’aurais perçu aucun propos, aucune idée maîtresse pour chaque travail. Pour beaucoup de ces artistes, ce n’est plus le travail sur la matière (peinture, acier, bois, résine, eau, tissus, vidéo, sons, etc.) qui commande l’œuvre. Les matériaux sont bruts et ils sont disposés dans l’espace visuel ou sonore dans cette pratique de l’installation ou de la performance qui sont sensées faire sens, faire tourner nos méninges, nous interroger sur la société, nous mettre en garde contre un monde devenu nocif dont on cherche à sortir par la réflexion, le retour à l’enfance, le questionnement des origines… Le problème c’est que l’œuvre ainsi mise en scène ne parle pas d’elle-même. Pas étonnant que les artistes triés sur le volet pour cette édition – une cinquantaine de projets retenus sur près de 3 000 dossiers – soient présents pour expliquer au spectateur leur travail. L’un deux, lauréat d’un prix, me confiait d’ailleurs qu’il regrettait que les gens ne lisent pas plus souvent le texte accompagnant son installation, raison pour laquelle il était là une bonne partie de la journée pour expliquer son travail au public… Aveu bien malgré lui que l’installation à proprement dit ne véhicule pas toute seule une idée suffisante. Je n’ai rien contre le hors-texte ; bien fait, il vient souvent éclairer notre impression, préciser un contexte ou une biographie, nourrir notre réflexion en nous renseignant sur la démarche de l’artiste. Mais quand, sans le discours joint, l’œuvre reste muette, alors il me semble que le travail artistique ne remplit pas sa fonction. D’autant que l’émotion, autre réponse spontanée du spectateur, se fait de plus en plus rare en raison de ces matériaux que la main de l’artiste n’a ni domptés ni modifiés. Conclusion : soit je n’ai rien compris, soit il n’y a pas grand-chose à comprendre dans cette offre culturelle pourtant très en vogue.
Pour vous faire votre idée : http://www.jeunecreation.org/jeune-creation-2014/artistes/

jeudi 11 septembre 2014

"Hippocrate", Thomas Lilti



      Il est parfois déconcertant que les critiques, qu’ils soient des pros ou des amateurs postant des commentaires sur les sites dédiés, puissent ne pas avoir perçu un film comme vous ! Et je ne parle même pas des producteurs et/ou diffuseurs qui font le choix bien téléphoné de présenter un film comme une comédie légère quand il s’agit en fait d’une comédie dramatique réaliste, profondément humaine et profonde tout court. Je veux bien comprendre qu’en des temps de crise où le désespoir est partout on ait à cœur de vendre du rire pour faire venir le public, mais dans le cas d’Hippocrate, c’est un mensonge qui dessert le film : qui sera allé chercher l’enchaînement de répliques amusantes les aura toutes découvertes dans la bande-annonce ; avec un peu de chance, il sortira comme moi convaincu par les qualités du film mais déçu quant à l’attente qu’on avait créée chez lui.
      Hippocrate est un film épatant sur un beau et complexe sujet : être médecin. Le début du film pourrait faire croire au simple parcours initiatique d’un jeune interne, Benjamin, qui a – courageusement ou pas – choisi d’effectuer son stage dans le service de médecine interne de son père. La première scène est moins anecdotique qu’elle en a l’air : on suit Benjamin, interprété par Vincent Lacoste (inoubliable ado ingrat des Beaux Gosses), suivre un labyrinthe de couloirs en sous-sols pour se rendre à la lingerie de l’hôpital. Il vient y chercher une blouse blanche en taille 2 mais c’est une taille 4 qu’on lui donne, tachée mais de « taches qui sont propres ». Cette blouse bien trop grande pour lui, c’est tout le sujet du film. Être médecin, à de nombreux égards, c’est pas simple du tout. Le médecin a la vie d’autrui entre ses mains – ça, ça n’a pas changé depuis Hippocrate – mais en 2014, il doit composer avec une assistance publique malade qui souffre du manque de moyens, de la vétusté du matériel, d’effectifs et de lits insuffisants, etc. C’est avec le souci documentaire de l’exhaustivité que le cinéaste et médecin Thomas Lilti embrasse ce beau sujet d’« être médecin ». 


Mais si le film n’avait que cette ambition documentaire, il ne ferait pas une fiction de qualité. Or nous ne suivrons pas le seul Benjamin, à la fois candide et sûr de son diplôme, dans sa découverte du milieu hospitalier. C’est son point de vue qui nous amènera rapidement vers un autre personnage, Abdel, interprété avec maestria par Reda Kateb. Abdel est l’aîné, il a déjà pratiqué la médecine en Algérie dont il est originaire, mais il doit repasser par l’internat pour obtenir une équivalence à son diplôme. Tout un programme déjà… Vous saviez, vous, que des médecins qualifiés sont exploités au passage parce qu’ils viennent de l’étranger ? On les appelle les FFI, ce ne sont pas les Forces Françaises de l’Intérieur mais les Faisant Fonction d’Interne, toute l’hypocrisie est dans l’appellation elle-même. Mais revenons à Abdel. Grave et doux, travaillant d’arrache-pied car il sait que sa carrière en dépend plus encore que s’il était « un fils de » comme Benjamin, Abdel va tendre, malgré lui, un miroir à son cadet. Sans le vouloir, il va, à travers sa pratique, sa lucidité, son courage et son éthique, confronter Benjamin à sa conscience de jeune médecin. Rivaux puis complices, les deux internes ont chacun leurs failles entre mauvaise foi et difficulté à prendre du recul. Malgré tout, c’est un cas difficile, celui d’une vieille dame en phase terminale, qui va leur donner l’occasion d’œuvrer ensemble avec leur humanité de jeunes médecins aussi loyaux qu’inconscients et par là, de se lier. C’est le canevas très habilement tissé dans le scénario.
Si dans la salle, les étudiants en médecine sont nombreux à se reconnaître – j’en atteste, ma voisine commentait chaque scène à son petit ami – inutile d’être soi-même médecin pour se sentir concerné et touché. Nous sommes tous des patients potentiels, nous avons tous été à la place de cette famille dans l’attente d’une réponse, de ce patient inquiet voyant débouler un interne qui n’a pas l’air très expérimenté mais qui est jeté dans le grand bain des responsabilités… C’est l’humanité du film qui fait mouche à travers ses personnages complexes. Oui, un médecin a des doutes sur les meilleurs traitements à prodiguer, oui les moyens manquent, oui des guerres d’égo peuvent avoir lieu ici comme ailleurs…Un boulot noble et sacrément difficile que l’humour potache pratiqué en salle de garde vient alléger de-ci de-là, question de survie. Être parvenu à dire autant de choses sur un tel sujet fait d’Hippocrate, à coup sûr, une réussite.

lundi 9 juin 2014

"Bird People", Pascale Ferran




Pascale Ferran la courageuse, qui voilà quelques années dénonçait avec élégance mais fermeté les dysfonctionnements d’une certaine production française en recevant son César, revient aujourd’hui avec un film bien différent de sa merveilleuse Lady Chatterley. Ici, point de costume d’époque, point de scène érotique, point de campagne. Plus citadin que jamais, son film dessine avec une justesse et une poésie qui font sa signature le monde actuel et à l’intérieur de celui-ci, deux âmes qui lâchent prise.
Dans Bird People, nous sommes plus que jamais dans le monde d’aujourd’hui qui va à cent à l’heure, celui de la ville supra moderne, entre l’aéroport de Roissy et son hôtel Hilton dont les chambres impersonnelles dominent le tarmac. Impersonnel, le constat sera vite démenti. Entre ces murs, dans ce monde-parenthèse où les voyageurs ne sont qu’en transit, c’est bien de l’humanité de deux individus qu’il va s’agir.
La scène d’ouverture nous met sur la voie : dans le RER, la caméra s’arrête nombre de fois sur des voyageurs, des voix off intérieures éclairant leurs pensées du moment : l’un fait ses comptes, l’autre récapitule les éléments de son speech chez un client, une adolescente sourit à la réception d’un sms… Sur qui s’arrêtera plus particulièrement la caméra de Ferran ? A quelle personne va-t-elle s’intéresser de plus près ? Oui, dans la ville, ici dans le RER et parmi la multitude de gens qui y circulent, ce sont quantité de problématiques, de vies, de questionnements, d’émotions qui cohabitent en silence et qui toutes sont susceptibles de nous passionner pour peu qu’on prenne la peine de tendre l’oreille. Combien de fois me suis-je demandé quelle pouvait être la vie de mon voisin de métro ? La raison de son air triste, concentré, joyeux ou fatigué ?
C’est sur le gracieux visage d’Audrey (Anaïs Demoustier) que la caméra s’arrête finalement. Elle, elle est en train de calculer dans sa tête le temps infini qu’elle passe dans les transports, par jour, par semaine, puis par mois. « Putain ! 40 heures par mois ! », conclut-elle. Elle en est là de ses considérations lorsque le RER fait halte dans une gare et qu’un moineau vient se poser sur le bord de la vitre, la distrayant de ses comptes et suscitant un sourire sur ses lèvres.
Etudiante, Audrey se rend à l’hôtel Hilton où elle a un job de femme de chambre. Elle enchaîne les gestes répétitifs dans des suites laissées en foutoir, charge minutieusement son chariot du nécessaire, observant de-ci de-là les effets personnels de chaque client tout en rangeant, curieuse mais jamais indiscrète, la tête tournée vers le ciel dès qu’elle peut pour y apprécier l’air estival qui ne pénètre que par des baies vitrées qu’on ne peut qu’entrouvrir. Et derrière ces gestes mécaniques, la pensée d’Audrey s’évade… La mise en scène de Pascale Ferran est un modèle de maîtrise, parvenant à filmer des inquiétudes et des joies muettes. Les heures passent, il est temps de reprendre son RER et de retrouver son minuscule studio parisien où elle vit seule, regardant en souriant la vie des voisins d’en face qui s’agitent, parlent, cuisinent.  C’est sûr, Audrey rêve d’une autre vie que ce job alimentaire. Elle est à la fac le reste du temps, est censée y avoir des amis qu’on ne verra d’ailleurs jamais, à l’exception d’une collègue de l’hôtel (Camélia Jordana, chanteuse, un choix de casting surprenant mais sa prestation, modeste dans le film, est juste).
De son côté Gary Newman - pensons à la traduction française de son nom de famille - (Josh Charles), entrepreneur américain en voyage d’affaires, décide brutalement de ne pas prendre son avion le lendemain pour Dubaï, Dubaï où il doit conclure un contrat décisif pour sa boîte. Il ne part pas, remet toute sa vie en question entre les quatre murs de sa chambre et décide de ne plus revenir chez lui, de quitter son job, sa femme et ses enfants. Pour quel avenir ? Il ne sait pas encore ce qu’il vivra mais il sait ce qu’il a décidé de quitter.
L’époque technologique est telle que Gary peut tout régler depuis son hôtel : appel à son associé, à son avocat, longue conversation sur skype avec son épouse qui se trouve à San Francisco… D’un clic sur le clavier de son ordinateur, d’un appel sur son mobile, d’un mail de quelques lignes où le choix d’un adjectif émet une nuance et qu’il envoie d’un clic… Tout sera décidé, réglé, orchestré via le virtuel du numérique pour décider d’un changement de cap et de vie, lui bien réel. Ainsi va notre monde, vite, peut-être trop vite, mais ce qui ne change pas c’est l’humanité de chacun qui elle, se nourrit toujours du rapport à l’autre, au-delà de la vitesse des machines et de la fureur du quotidien.
Pour Audrey, une transformation va avoir lieu, confirmant son désir de liberté et son goût pour la beauté des choses qui peut transparaître derrière un mégot, la main d’un homme endormi ou encore l’aéroport et ses bretelles d’autoroute à l’infini dans la nuit.
Ces deux personnages, Gary et Audrey, se croiseront et pas de la façon qu’on imagine, c’est un talent de la cinéaste qui sait jouer avec notre curiosité de spectateur et avec les schémas narratifs dont on a l’habitude. De même qu’on ne savait pas sur quel visage, quelle histoire s’arrêterait sa caméra dans le RER de la première séquence, tout au long du film on s’interrogera sur la façon dont Audrey et Gary auront l’occasion de faire connaissance. Car comme Audrey le fait remarquer à son père qui, au téléphone, lui vante l’avantage de son job qui est de pratiquer l’anglais avec les clients : « Ah oui ? Parce que toi quand tu es à l’hôtel tu discutes avec les femmes de chambre ? ». Et bien oui, un homme d’affaires en pleine remise en question sort de sa chambre après plusieurs jours comme de sa coquille en homme presque neuf et il peut rencontrer une femme de chambre qui elle aussi a connu une expérience qui vient de tout changer. L’un comme l’autre, ils lâchent prise et c’est ce que la cinéaste raconte avec beaucoup de talent même si le rythme du film est un peu inégal entre les trois parties qui le composent.
Je ne suis pas d’accord avec certains critiques qui ne voient dans Bird People que la réplique française, en moins bien évidemment hein, de Lost in Translation. La fille Coppola s’intéressait à deux solitudes perdues dans un Japon dépaysant qui annulait leurs repères, les poussant l’un vers l’autre parce que semblables en un certain nombre de points. Ferran s’intéresse moins à la rencontre de deux solitudes qu’à ce qui précède cette rencontre : le cheminement intérieur, l’humanité qui déjoue un environnement frénétique qui ne va pas au rythme des cœurs, ouvrant la voie des possibles en finissant par la rencontre.
Je suis sortie de la salle, j’ai regardé le ciel, les quelques oiseaux qui y volaient, j’ai senti le vent. Oui, on peut. On veut. On ira. Et on verra.

mardi 27 mai 2014

"Sommeil d’hiver", Nuri Bilge Ceylan




Le film lauréat de la Palme d’or est un film superbe tant sur le plan formel que sur le plan narratif. Un dépaysement pour quiconque découvre ce bout d’Anatolie, paysage spectaculaire de steppes et de montagnes enneigées avec en son cœur, un tout petit village aux maisons troglodytes, théâtre de conflits larvés. Le film naviguera sans cesse entre des intérieurs claustrophobes et l’horizon sans fin des paysages lunaires, à l’image de personnages jusqu’ici repliés sur eux-mêmes mais contraints de se tourner vers l’extérieur qui vient les troubler. Dans cet hiver anatolien, sommeillent en effet des conflits. D’où surgira l’élément déclencheur qui déliera les langues et blessera les cœurs ?
Nous entrons dans la famille de Monsieur Aylin, rentier d’une soixantaine d’années à la maison cossue qui gère l’hôtel Otello, quasi vide en cette saison à l’exception d’un couple de Japonais et d’un motard de passage. M. Aylin possède aussi nombre de terres et de maisons qu’il loue, comme le faisait son père avant lui. Il est marié à une belle et jeune femme, Nihal, qui s’ennuie et tente d’exister en se consacrant à des œuvres de charité ; sa sœur récemment divorcée vit également avec eux ainsi que Fatma, la bonne, et l’homme à tout faire Hidayet. Ancien acteur, M. Aylin est pétri de culture livresque et envisage dans son bureau-refuge, entre deux éditoriaux intelligents rédigés pour la gazette locale, de consacrer un ouvrage à l’histoire du théâtre turc. Mais le plus dur est de commencer et pour cela, ne pas être distrait par des problèmes annexes. Un peu malgré lui, il lui faut endosser son rôle de notable dont les locataires, au chômage pour certains, ne payent pas. Ainsi est-il confronté à l’attaque d’un jeune garçon sur la route qui jette une pierre sur sa voiture. Nous ne tarderons pas comprendre que cet enfant venge son père, locataire sans le sou qui après des mois d’impayés a reçu la visite des huissiers… Pour régler ces questions déplaisantes, M. Aylin est habituellement secondé par le fidèle Hidayet, sauf lorsque le locataire s’entête à venir le trouver directement pour obtenir sa compassion et là, M. Aydin est mal à l’aise, irrité aussi, il ne sait pas quoi faire des jérémiades de ce monsieur. Ainsi donc, M. Aylin est riche et il est confronté à beaucoup plus pauvre que lui. Pour cela, il n’est pas aimé et il commence à le comprendre.
Dans ses rapports conjugaux, M. Aylin ne peut en revanche user d’aucun intermédiaire. Il lui faut composer avec les états d’âme de sa jeune épouse, Nihal. Elle vit de son côté de la maison – elle tarde d’ailleurs à apparaître à l’écran et n’est évoquée dans un premier temps qu’à travers les allusions qu’en fait M. Aylin –. Dans la première scène où elle apparaît, une tension entre les époux est ainsi tout de suite palpable. Très aimable avec l’invité d’Aylin alors présent, Nihal se fait dure lorsqu’elle s’adresse à son mari. Elle aussi, à sa façon, se sent méprisée par son époux. Il ne prend pas au sérieux le collectif qu’elle a créé pour remettre en état l’école du village. Elle le trouve insensible à la pauvreté qui les environne. A croire qu’Aylin n’est pas beaucoup aimé chez lui non plus et c’est encore l’argent qu’il possède et pour lequel, c’est vrai, il n’a pas beaucoup travaillé, qui le met dans une position délicate.
Ainsi allons-nous approcher 3 heures durant les rapports complexes qui existent entre les personnages. Sur quelques jours, c’est au travers d’une succession de scènes aux  dialogues longs et acérés, à la fois réalistes et littéraires et où les non-dits finissent par laisser place aux reproches, que M. Aylin est confronté au jugement sévère de son entourage : sa femme, sa sœur, l’instituteur du village... D’apparentes digressions philosophiques sur le bien et le mal font leur apparition dans les dialogues où s’inscrit en réalité le sujet principal du film : comment le poison est-il distillé entre les êtres et qui est responsable de la tournure que prennent les choses ? Faut-il lutter contre le mal ? Aylin, le notable cultivé qui se croyait exempt de reproches, est tour à tour critiqué ce qui le pousse à se remettre en question. Il n’aurait donc rien compris aux êtres qui l’entourent. A moins que, comme le cinéaste turc l’emprunte à Shakespeare, « la conscience ne [soit] qu’un mot à l’usage des lâches, inventé tout d’abord pour tenir les forts en respect ».
Nul doute que chacun trouvera dans ce film humaniste et ambitieux des échos à ses propres réflexions sur notre comédie humaine. 

Aylin dans son bureau, dérangé par sa sœur , pas toujours aimable...

mercredi 15 janvier 2014

"Platane", Eric Judor



Grand, grand coup de cœur pour Eric Judor et sa série ovni Platane ! Surtout sa saison 2 diffusée à l’automne dernier sur Canal +. Pour moi Eric Judor c’était une moitié du couple Eric et Ramzy ; leur duo respirait une telle complicité que leur humour, même un peu ras les pâquerettes, me les rendait sympathiques, mais leur personnage adoré de « gogol » me faisait un peu sourire, pas plus. Le temps passe, les succès cinéma (La Tour Montparnasse infernale) alternent avec les bides (Les Dalton) et les inséparables décident de tracer leur route chacun de leur côté histoire de se renouveler. C’est dans ce contexte que naît en 2011 la première saison de Platane créée par Eric Judor. Et là, c’est un comique très original qui surgit, un comique qui, derrière la légèreté délirante des scènes, aborde pas mal de sujets intéressants, avec beaucoup d’intelligence. Je m’explique.
Judor se livre à l’exercice d’un faux autoportrait. Dans la saison 1 de Platane, il endossait le rôle d’Eric Judor du duo Eric et Ramzy qui percutait un platane en voiture puis restait un bon moment dans le coma pour découvrir à son réveil que le monde avait continué de tourner sans lui, et notamment son complice Ramzy. Dégoûté de ne pas être irremplaçable, il se lançait alors dans une carrière de cinéaste de film d’auteur et ce, non sans difficulté. C’était déjà l’occasion d’une satire du milieu télévisuel et cinématographique : les producteurs bidons comme Eric Judor qui n’a pas d’expérience mais qui a l’arrogance de tout savoir alors qu’il ne contrôle pas grand-chose de son projet, les chaînes de télé qui portent aux nues un artiste pour l’ignorer totalement l’année suivante, la mégalomanie des réalisateurs et acteurs, les people qu’on croit sympas mais qui ne passent plus les portes, le public ingrat qui prend toujours Eric pour Ramzy … Une toile de fond très parisienne au ton déjà gonflé avec en son cœur un Eric qui ressemblait au vrai Eric de la vie mais aussi à un personnage de fiction.
Même combat dans la saison 2, les frontières se brouillent, permettant à Judor de rire de lui comme de son personnage sans que l’on sache bien distinguer la fiction de la biographie. Avec ce principe du faux autoportrait, il se permet un peu près tout. Le personnage d’Eric est la mauvaise foi incarnée, son ego en a pris un coup donc il veut être pris au sérieux et respecté seulement voilà, c’est Monsieur Gaffe. Son flot verbal est la source d’une drôlerie répétée car il s’embrouille en permanence : à peine a-t-il affreusement choqué son interlocuteur tout déconcerté qu’il tente de se rattraper, enchaînant excuses maladroites, mauvaise foi, histoires à dormir debout pour se justifier et tenter de récupérer la bienveillance de l’autre… Et ainsi les malentendus s’enchaînent : il froisse la plupart de son entourage, veut toujours bien faire tout en se tirant régulièrement une balle dans le pied, provoquant rebondissement sur rebondissement qui le mènent à… la catastrophe. Le mélange de naïveté presque infantile à la fausse prétention du personnage est un fondement du comique qui rend Eric très sympathique malgré tous ses faux-pas, touchant aussi, gagnant donc rapidement notre complicité.
Dans la saison 2, Eric n’a pas changé mais le décor, oui. Une ellipse a eu lieu depuis la projection de son film La Môme 2.0 en fin de saison 1, projection qui laissait supposer son échec en tant que cinéaste de films d’auteur… En début de saison 2, on le retrouve exilé dans le Nord canadien depuis un an, vivant avec Diane qui confectionne des bottes en peau de renne et le fils de celle-ci, Paul, un ado surdoué plus mature avec ses treize ans qu’Eric avec ses quarante. Tout aussi décalé dans le monde des indiens bûcherons à la mystique ancestrale que dans celui des cinéastes sérieux, Eric a l’air de se porter pas trop mal dans sa nouvelle vie quand la mort accidentelle de ses parents le rappelle à Paris... enfin pour être précise, à Montigny. Accompagné de sa femme Diane et de Paul, le voilà confronté au deuil de ses parents égoïstes et aussi à leurs énormes dettes ! Il est donc contraint d’accepter la proposition faite un peu plus tôt par Ramzy, à savoir tourner la suite de La Tour Montparnasse infernale le temps de toucher un gros chèque avant de repartir pour le Canada. Mais rien ne va se passer comme prévu, grâce à son incomparable talent de semeur de trouble.
C’est même une sorte de parcours du combattant qui attend Eric : installé dans la maison parentale à Montigny, son couple connaît la crise, il souffre d’une cataracte grave, Guillaume Canet comme d’autres cinéastes à succès le méprisent plus que jamais, ses retrouvailles avec Ramzy sont houleuses, il veut faire un enfant à sa compagne mais n’y arrive pas… le tout sur fond de deuil des parents, problèmes financiers et doute de l’artiste qui ne sait plus ce qu’il vaut comme acteur. A travers nombre de rebondissements, des thématiques politiquement incorrectes sont traitées avec un art du burlesque irrésistible (enfants handicapés, racisme, psychanalyse de couple, partouze, meurtre d’animaux, croyance vaudoue…) Ainsi Eric se plaît à dépasser les bornes mais toujours un peu malgré lui ce qui le rend pardonnable et attachant, et puis quoi de mieux que les défauts, les siens d’abord puis ceux des autres pour faire une comédie ? Ci-dessous, l’exemple d’un épisode révélateur de la mécanique narrative délirante utilisée par Eric Judor.
Eric veut faire un cadeau original à Paul,  son « presque fils » comme il l’appelle. Son ex-compagne Diane le vexe, convaincue qu’il n’a naturellement rien prévu de spécial pour l’événement. Eric de se défendre, mais… bien sûr qu’il a prévu une surprise, et une sacrée surprise même! Et là c’est évidemment l’impro totale : invité au Petit journal de Barthès  pour la promo de la Tour infernale 2 il se prend le bec en direct avec son acolyte Ramzy (je vous laisserai découvrir pourquoi). Il course alors Ramzy dans les loges pour lui casser la gueule et s’en prend à une porte fermée, se blessant la main. L’affrontement a ému un vigile du plateau télé qui est en réalité un ancien voyou à la gâchette facile prêt à tout pour venger Eric de l’affront de Ramzy. Après être passé à l’hôpital pour sa main blessée, Eric avise un sans abri qui a des chiens dont l’un est très mignon, il négocie et l’achète au SDF. Le chien est bourré de puces (bien sûr) et s’avère très agressif, mordant Eric à la main. Eric enferme donc l’animal dans le garage. Retour à l’hosto pour soigner la morsure. Avec ses deux mains bandées, difficile de conduire, il fait donc appel au vigile au grand cœur Dédé qui lui avait laissé sa carte dans le cas où il voudrait régler son compte à Ramzy le traître. Eric l’appelle, lui confie son problème de cadeau d’anniversaire, Dédé a la solution et promet de revenir le soir même : il ramène Bob Sinclar himself qui s’engage, sous la menace de Dédé, à faire le DJ le lendemain pour l’anniversaire de Paul…
La mécanique est imparable « l’enfer étant pavé de bonnes intentions ». Eric a sa part de responsabilité mais la dynamique des événements est plus forte que lui, incarnée ici en la personne de Dédé sur qui il n’a aucun contrôle. Résultat des courses : le lendemain Sinclar mixe devant le garage où le chien hurle tandis qu’à l’étage Eric, impuissant avec ses deux mains bandées, tente en vain d’ouvrir la fenêtre pour prévenir le célèbre DJ du danger car il vient d’apprendre qu’il a contracté la rage !
Plusieurs personnalités du milieu people se sont prêtés au jeu de la participation en guests dans la série, jouant leur propre rôle - faux propre rôle si vous avez suivi - à cela près qu’ils sont pour la plupart prétentieux et méprisants. Mention spéciale à Dujardin vraiment très drôle en auteur d’un nouveau Zorro plus ringard que jamais. 
Du Canada aux Antilles où Eric effectuera un retour aux sources, épinglant au passage le rapport de force entre Guadeloupéens et Français de la métropole, Platane vous fera rire du grave comme du léger, en s’appuyant sur un comique de situation hérité des Marx Brothers et autres grands du burlesque car Judor connaît ses classiques… Cette saison 2 de Platane est un souffle nouveau sur le genre de la comédie et confirme qu’Eric Judor est bourré de talent.

PS : le lien vers le très drôle teaser de la série :
http://www.programme-tv.net/news/series-tv/42433-eric-judor-teaser-hilarant-retour-platane-canalplus/

Comment Eric en est arrivé là en saison 2...?