jeudi 11 septembre 2014

"Hippocrate", Thomas Lilti



      Il est parfois déconcertant que les critiques, qu’ils soient des pros ou des amateurs postant des commentaires sur les sites dédiés, puissent ne pas avoir perçu un film comme vous ! Et je ne parle même pas des producteurs et/ou diffuseurs qui font le choix bien téléphoné de présenter un film comme une comédie légère quand il s’agit en fait d’une comédie dramatique réaliste, profondément humaine et profonde tout court. Je veux bien comprendre qu’en des temps de crise où le désespoir est partout on ait à cœur de vendre du rire pour faire venir le public, mais dans le cas d’Hippocrate, c’est un mensonge qui dessert le film : qui sera allé chercher l’enchaînement de répliques amusantes les aura toutes découvertes dans la bande-annonce ; avec un peu de chance, il sortira comme moi convaincu par les qualités du film mais déçu quant à l’attente qu’on avait créée chez lui.
      Hippocrate est un film épatant sur un beau et complexe sujet : être médecin. Le début du film pourrait faire croire au simple parcours initiatique d’un jeune interne, Benjamin, qui a – courageusement ou pas – choisi d’effectuer son stage dans le service de médecine interne de son père. La première scène est moins anecdotique qu’elle en a l’air : on suit Benjamin, interprété par Vincent Lacoste (inoubliable ado ingrat des Beaux Gosses), suivre un labyrinthe de couloirs en sous-sols pour se rendre à la lingerie de l’hôpital. Il vient y chercher une blouse blanche en taille 2 mais c’est une taille 4 qu’on lui donne, tachée mais de « taches qui sont propres ». Cette blouse bien trop grande pour lui, c’est tout le sujet du film. Être médecin, à de nombreux égards, c’est pas simple du tout. Le médecin a la vie d’autrui entre ses mains – ça, ça n’a pas changé depuis Hippocrate – mais en 2014, il doit composer avec une assistance publique malade qui souffre du manque de moyens, de la vétusté du matériel, d’effectifs et de lits insuffisants, etc. C’est avec le souci documentaire de l’exhaustivité que le cinéaste et médecin Thomas Lilti embrasse ce beau sujet d’« être médecin ». 


Mais si le film n’avait que cette ambition documentaire, il ne ferait pas une fiction de qualité. Or nous ne suivrons pas le seul Benjamin, à la fois candide et sûr de son diplôme, dans sa découverte du milieu hospitalier. C’est son point de vue qui nous amènera rapidement vers un autre personnage, Abdel, interprété avec maestria par Reda Kateb. Abdel est l’aîné, il a déjà pratiqué la médecine en Algérie dont il est originaire, mais il doit repasser par l’internat pour obtenir une équivalence à son diplôme. Tout un programme déjà… Vous saviez, vous, que des médecins qualifiés sont exploités au passage parce qu’ils viennent de l’étranger ? On les appelle les FFI, ce ne sont pas les Forces Françaises de l’Intérieur mais les Faisant Fonction d’Interne, toute l’hypocrisie est dans l’appellation elle-même. Mais revenons à Abdel. Grave et doux, travaillant d’arrache-pied car il sait que sa carrière en dépend plus encore que s’il était « un fils de » comme Benjamin, Abdel va tendre, malgré lui, un miroir à son cadet. Sans le vouloir, il va, à travers sa pratique, sa lucidité, son courage et son éthique, confronter Benjamin à sa conscience de jeune médecin. Rivaux puis complices, les deux internes ont chacun leurs failles entre mauvaise foi et difficulté à prendre du recul. Malgré tout, c’est un cas difficile, celui d’une vieille dame en phase terminale, qui va leur donner l’occasion d’œuvrer ensemble avec leur humanité de jeunes médecins aussi loyaux qu’inconscients et par là, de se lier. C’est le canevas très habilement tissé dans le scénario.
Si dans la salle, les étudiants en médecine sont nombreux à se reconnaître – j’en atteste, ma voisine commentait chaque scène à son petit ami – inutile d’être soi-même médecin pour se sentir concerné et touché. Nous sommes tous des patients potentiels, nous avons tous été à la place de cette famille dans l’attente d’une réponse, de ce patient inquiet voyant débouler un interne qui n’a pas l’air très expérimenté mais qui est jeté dans le grand bain des responsabilités… C’est l’humanité du film qui fait mouche à travers ses personnages complexes. Oui, un médecin a des doutes sur les meilleurs traitements à prodiguer, oui les moyens manquent, oui des guerres d’égo peuvent avoir lieu ici comme ailleurs…Un boulot noble et sacrément difficile que l’humour potache pratiqué en salle de garde vient alléger de-ci de-là, question de survie. Être parvenu à dire autant de choses sur un tel sujet fait d’Hippocrate, à coup sûr, une réussite.