lundi 30 décembre 2013

"A touch of sin", Jia Zhang-Ke



Doux euphémisme que ce titre. Loin de distiller une touche de poison, la Chine qui devait s’éveiller l’a fait à vitesse grand V et elle a piégé ses ressortissants dans un néo-libéralisme soudain et violent. L’argent a le pouvoir, s’enrichir est devenu une obsession et tant pis pour ceux qui ne supportent pas la cruauté du système. Deux possibilités s’offrent alors à eux : continuer à subir, s’intoxiquer lentement au contact d’un poison intérieur, celui de la révolte qui doit se taire ; ou au contraire passer à l’acte, retourner cette violence contre l’oppresseur ou pire, contre eux-mêmes. 

L'acteur Jiang Wu dans A touch of sin

A travers quatre personnages en souffrance qui lui ont été inspirés par des faits divers récents, le cinéaste Jia Zhang-Ke raconte comment chacun d’eux succombe à un acte de violence. Un mineur est confronté aux magouilles de l’exploitant de la mine de son village, ancien camarade de classe qui s’est outrageusement enrichi tandis que le village continue à crever la faim. Il est révolté, il tente de convaincre ses camarades mineurs du scandale, invective, dénonce… Un jeune père de famille vit comme un voyou, va de ville en ville où il tire sur quiconque a de l’argent avant de s’en revenir au village retrouver femme et enfant et de déposer sur la table son butin. Une réceptionniste de sauna, dans une autre région, a l’âme en peine, aimant un homme marié. Cette amoureuse clandestine subit par ailleurs le mépris des clients du sauna qui la traitent telle une pute. Enfin, un jeune homme cherche à travailler : de petit boulot en petit boulot, atterrissant dans un club pour hommes riches qui fantasment sur des jeunes filles habillées en gardes rouges. Quatre personnages, quatre destins tragiques. Le cinéaste va de l’un à l’autre en usant d’un procédé simple et efficace : la narration à tiroirs. Le deuxième personnage croise la route du premier, on abandonne alors le premier qui vient de commettre l’irréparable pour se focaliser sur le personnage suivant, et ainsi de suite, ces quatre nouvelles s’enchâssant ainsi dans un délié parfait.
Tous subissent et tous vont se révolter. Et ils le paieront cher. La Chine dépeinte dans le film prend pour environnement plusieurs villes et villages, l’imprécision géographique demeurant, mais le constat est le même partout ; la super modernité côtoie la ruralité et les restes d’un pays quasi-médiéval, des buffles croisant sur la route les bétonneuses qui sont utilisées un peu plus loin pour construire un nouvel aéroport, les terrains vagues voisinant avec les usines high-tech qui emploient une jeunesse sans avenir autre que celui du travail ouvrier à la chaîne… A l’instar de cette Chine ancienne confrontée à la Chine moderne, A touch of sin associe réalisme et poésie. Au calme de certains paysages à l’esthétique superbe – il neige devant un temple sans âge, un camion transportant des milliers de tomates est accidenté sur une route de montagne, un feu d’artifice pour le Nouvel An irradie le ciel qui surplombe des champs de salades à la lisière d’une ville-dortoir en béton – succède la violence des actes sanguinaires. Le film bascule alors d’un réalisme documentaire à celui des polars dont l’esthétisme sombre fait place à son tour à celui des films d’arts martiaux, le rouge giclant sur les visages, souillant les vêtements... L’espace d’un instant, le réalisme est doublé par l’épouvante de visages habités par le désespoir, par la folie.
Le film de Zhang-Ke est une claque que l’on reçoit en pleine figure. Une claque assénée avec une grande élégance artistique. Un manifeste aussi, qui dit que là où la valeur de l’argent s’impose, c’est au détriment de la valeur humaine des individus. C’est un sujet effrayant par bien des aspects, qui met en garde contre les dérives d’un système capitaliste déjà bien ancré chez nous et qui a fait des petits dans les pays émergents qui ne tireront leçon - ou pas - de leurs pères occidentaux qu’une fois le mal fait. C’est bien connu, seule l’expérience convainc. La Chine est en train de faire la sienne, beaucoup en paieront le prix. Faites celle d’aller voir ce film à grande valeur cinématographique et sociologique qui n’a pas le pouvoir de changer l’ordre du monde mais qui porte sur lui un regard impitoyable. Prix du scénario à Cannes cette année.