jeudi 7 juin 2012

Sélection cannoise 2 : " In another country ", Hong Sang-soo



Monsieur Hong Sang-soo serait un peu au cinéma coréen que ce Rohmer est – ou fut – au cinéma français. Un même goût pour le marivaudage, la légèreté, une poésie flottant dans l’air. Tantôt la ville tantôt la campagne inspirent des personnages en quête de sens dans leur vie sentimentale. Des dialogues moins littéraires chez le cinéaste asiatique que chez notre ami Rohmer, quoiqu’il soit difficile de juger du jeu des acteurs coréens … ! Ce dernier argument n’est d’ailleurs pas valable pour le dernier film d’Hong Sang-soo, In another country, et pour cause : Isabelle Huppert en est l’héroïne et on a beau la savoir très intelligente, non elle ne parle pas encore coréen. Elle n’aurait d’ailleurs pas eu le rôle dans ce cas puisque c’est son statut d’étrangère, aussi bien pour le cinéaste que pour les personnages qu’elle rencontrera dans la fiction, qui est exploité ici. Elle s’exprime donc en anglais.
 

Huppert est l’héroïne de trois courtes histoires qui se déroulent dans un même lieu, une campagne coréenne un peu paumée. Un hôtel modeste mais bien tenu bénéficie d’une vue sur la mer, un petit phare n’est pas très loin, accessible à pied. Le temps est incertain, le soleil fait de courtes apparitions, il fait bon… A l’origine de ces trois histoires, une jeune fille qui écrit un court-métrage et qui décide de faire de son héroïne une Française en vacances dans cette petite ville. Cette Française, réalisatrice de documentaires, sera dans la deuxième histoire la maîtresse d’un Coréen qu’elle vient rejoindre pour quelques heures alors que son mari est en déplacement ; et enfin une expatriée vivant à Séoul, quittée par son mari, qui vient chercher le calme au bord de la mer, accompagnée d’une amie. Dans chacune des histoires, Huppert se nomme Anne, elle est une étrangère, elle ne connaît pas le petit village et s’y rend pour la première fois. Dans chaque récit, elle fait la rencontre systématique de deux personnages à la fonction précise : la jeune tenancière de l’hôtel et le maître-nageur sauveteur de la plage. Ils existent dans leur fonction, sont les mêmes dans les trois chapitres. En revanche, deux hommes alternativement incarnent des personnages que l’on ne retrouve pas dans les mêmes rôles d’une histoire à l’autre ; Anne la réalisatrice est accompagnée d’un cinéaste local dont la jeune épouse est enceinte et jalouse de l’étrangère – elle a raison, son mari fait la cour à Anne dès qu’elle a le dos tourné. Dans la troisième histoire, cet homme interprète un autre personnage, voisin de chambre d’Anne, qui la courtise également mais d’une autre façon puisqu’il vient de la rencontrer. Quant à l’amant d’Anne dans la deuxième histoire, comme le moine auquel la femme quittée pose des questions insolentes, ils font, eux, une apparition unique.
Ainsi Anne, sous plusieurs identités, tisse des rapports chaque fois différents avec les personnes qui l’entourent dans cette parenthèse bucolique. Incarnant une femme distincte dans les trois récits, elle ne vit pas les mêmes choses avec les hommes qui croisent sa route : le maître-nageur pourra tout aussi bien prendre le visage de l’amant transi qui lui compose une chanson, que celui de l’homme qui retrouve son téléphone portable et lui indique la direction du phare, ou encore celui du petit ami de la gérante de l’hôtel qui n’ose pas faire le premier pas… La fantaisie de la construction de ces histoires, toutes en miroir les unes par rapport aux autres, est contenue dans l’exploration du langage. Ce principe permet d’illustrer la multitude de sens que les phrases peuvent revêtir selon le contexte dans lesquelles elles sont prononcées, auprès de qui, par quel type de personnage et dans quel état d’esprit... Les dialogues, à quelques variantes près pour servir l’intrigue, sont inchangés d’une histoire à l’autre mais ils ne veulent plus dire la même chose, et ne donnent par conséquent pas lieu aux mêmes rebondissements. Le jeu  narratif est très amusant, et il rend compte de l’aléa de la rencontre : selon le statut, la situation sentimentale et l’humeur d’Anne, à chaque personnage qu’elle incarne, la rencontre dans un même lieu avec une même personne peut mener à des situations radicalement différentes. Qui d’entre nous n’a pas déjà observé que ce qui vient d’arriver n’aurait pu se produire si tel ou tel détail de notre discours ou de notre biographie n’avait inversé le cours des choses ? Hong Sang-soo s’en amuse, avec la profondeur cependant qu’on lui connaît. Le charme de son film tient à la fraîcheur des situations conjuguée à sa réflexion sur l’interaction entre les êtres qui nous conduit sans cesse à vivre une situation plutôt qu’une autre. Pas d’effet de scénettes additionnées dans son film, mais au contraire une unité faite de trois variations sur un même thème voire un même « t’aime ». Comme Anne dans la deuxième histoire, maîtresse contrariée par le retard de son amant qui se surprend à rêver pendant la sieste des retrouvailles qu’elle espérait, nous sommes invités à interpréter ces variations de plusieurs façons : Anne est-elle en effet une seule et même femme qui, selon, n’est pas ouverte de la même manière à l’aventure de la rencontre, à la nouveauté ? Est-elle la principale actrice des événements ou se laisse-t-elle guider avec plus ou moins de docilité par les personnes qui jalonnent son chemin ? Belle proposition du cinéaste quant à l’éternel libre arbitre dont nous disposons face au hasard ou destin qui décide des événements autant que nous.
Chaque scène, dans les trois récits, fait l’objet d’un long plan unique comme les affectionne le cinéaste, nous faisant retrouver un même décor dans un cadrage qui peut varier. Les amateurs d’analyse filmique apprécieront cet écho original au jeu des sept erreurs, ici purement cinématographique ! Par ailleurs, on découvre une Isabelle Huppert étrangère en son royaume, plus touchante qu’à son habitude, comme si le contrôle de soi de l’actrice française cédait enfin sous la direction du Coréen à qui elle n’a pu faire qu’une confiance totale... Au vu de la qualité du film, elle a eu raison.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire