samedi 9 janvier 2016

"Les Huit Salopards", Quentin Tarantino

      Tarantino a orchestré la sortie de son nouveau film à grand renfort de mise en scène, pour ne pas dire de coquetterie cinéphile. Il a tourné en pellicule 70 mm Panavision ce qui ne se fait plus depuis 1966, requérant des salles de cinéma devenues rarissimes pour ce type de projection, et il fait voyager l'unique bobine sacrée dans un ordre bien défini. Dans le même esprit, Ennio Morricone a repris du service et signé la BO avec un thème digne d'autres de ses chefs-d’œuvre. Ouverture musicale grandiose, entracte, reprise avec voix off prenant en compte la petite pause. Et enfin 8 minutes supplémentaires offertes au spectateur qui aura joué le jeu ! Des détracteurs du film parlent de fétichisme avec ce 8 qui revient aussi dans le titre du huitième film de l'auteur et qui apparemment agace... Fétichisme ou hommage à son éternel objet d'amour, d'inspiration et d'obsession qu'est le cinéma ? Ce qui est sûr, c'est que cette mise en œuvre hors du commun semble desservir la réception du film : la sévérité des critiques n'est pas étrangère (quoi qu'ils en disent) à la hauteur de leur attente, immense. Preuve de l'inconfort de la critique néanmoins : le vide argumentaire perceptible dans les articles qui disent que ça ne prend pas, que le metteur en scène se répète et tourne en rond quant à ses sujets de prédilection, que les dialogues ne sont que bavardages, que le huis clos était utilisé dans Reservoir Dogs, etc. Des exemples étayés pour appuyer leur sentiment ? Nenni.
      Selon moi un élément décisif explique la déception de beaucoup, élément évident au point qu'il n'est finalement précisé nulle part. Les salopards du titre sont tous de vrais pourris. Résultat, l'empathie du spectateur est au point zéro. On se contrefout de leur sort au contraire d'un justicier au grand cœur comme Django pour lequel on tremblait lorsqu'il risquait d'être démasqué par l'immonde Candy. Une émotion de ce type est absente ici par nature. Il reste donc à savourer l'affrontement de nos huit canailles et à changer de grille de lecture. Apparemment, adopter cette posture qui épouse le parti pris même du film n'est pas possible pour tout le monde.  Ah ! Pauvres cinéastes victimes de leur talent et placés si haut qu'on ne leur tolère aucune cour de récréation. Et pourquoi pas faire deux westerns de suite construits sur des ressorts dramatiques différents si ça lui chante à Quentin ?

Deux des huit salopards, Samuel L Jackson et Demian Bichir

       Aurait-on oublié que Tarantino, s'il est génial, est un cinéaste de divertissement nourri de pulp fictions des 60's et de westerns spaghetti ? Depuis ses débuts, qu'il revisite - toujours avec beaucoup d'intelligence - la série Z, le film de samouraï, le polar avec flic dépressif et malfrats ringards ou le film historique qui s'affranchit de la réalité des faits, c'est avant tout le plaisir du jeu et du spectacle qui fait l'âme de ses films. Son inventivité se retrouve dans son sens du cadre, du rythme et des répliques y compris lors de logorrhées verbales devenues mythiques. Dans Les Huits Salopards, il ne déroge pas à sa règle : nous amuser. Ici, avec des malfrats qui se prennent pour des caïds et se défient, c'est donc à celui qui tombera le dernier. Et avec un suspense propre à la structure du récit en deux parties qui va nous cueillir, à l'instar des personnages dont il expose le point de vue dans un premier temps. Comme ailleurs dans ses films, l'intrigue est presque un prétexte pour développer tensions psychologiques, conflits et comique de situation et nous mener par le bout du nez presque trois heures durant pour jubiler devant sa science du cinéma.
        C'est une tempête de neige qui amène nos huit salopards à cohabiter. Une diligence fend le blizzard assassin avec à son bord un chasseur de primes et sa proie, Daisy Domergue, qu'il mène à la potence contre 10 000 dollars. Sur la route ils croisent deux étrangers : Major Marquis Warren, un ancien soldat noir devenu chasseur de primes, juché fièrement sur deux cadavres, puis Chris Mannix, un renégat sudiste qui dit être le futur shérif de Red Rock. L'essentiel de la première partie est consacrée à ce voyage où les personnages en présence se défient et tentent d'en imposer au voisin à coup de mandat d'arrêt ou de lettre écrite de la main de Lincoln, jusqu'à leur escale forcée dans une auberge. Sur place, se trouvent déjà un Mexicain tenant la baraque en l'absence de la patronne, un vieux général confédéré, un cow-boy et le bourreau de Red Rock. Chacun n'est pas tout à fait celui qu'il prétend être et ce sera l'enjeu de la deuxième partie du film. La méfiance s'installe : certains d'entre eux ont leur tête mise à prix et pourraient rapporter de belles sommes à leurs compagnons de voyage. Par ailleurs, le contexte post-guerre de Sécession attise rapidement des tensions puisque tous n'ont pas combattu du même côté. Tous les éléments sont donc réunis pour faire monter la sauce et que ça pète. Et à ce jeu-là, Tarantino excelle.
       Coquetterie de la pellicule argentique peut-être, mais précisons-le tout de suite : l'image est superbe. Le grain, le son, la lumière renouent avec une esthétique qu'on ne voit plus depuis le passage au numérique et qui confère une touche old style en parfaite adéquation avec le projet hommage de Tarantino qui s'inspire des westerns neigeux et notamment du Grand Silence de Corbucci réalisé en 68. Pour sûr, les paysages de glace en plein blizzard sont sublimes et le froid parvient à nous transpercer les os. 

 Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh)
        Une fois entré dans l'auberge-mercerie devenue scène de théâtre, Tarantino filme ce huis clos avec une inventivité renouvelée à chaque plan. Richesse du découpage, scènes à l'arrière-plan qui confèrent un sens nouveau à l'action du premier plan, axes de caméra inattendus, accélération soudaine du rythme du récit qui contraste avec la première partie en diligence... Rien n'est laissé au hasard. Le verbe orchestre les rapports entre les personnages et donne le tempo avant de laisser la place à un carnage bourré d'hémoglobine comme l'affectionne Tarantino.
        En bref, si ce Tarantino n'est pas le plus inattendu dans l’œuvre du cinéaste, il est fidèle à l'auteur. Au jeu des conflits naissants parfaitement mis en place, des pourparlers à n'en plus finir bourrés d'humour et des retournements de situation avec bang-bang final, il n'y a pas à tortiller : le spectacle est de taille. En toile de fond, les thèmes phares de Tarantino : une Amérique divisée par le racisme, une violence démesurée et ainsi dénoncée qui peut s'exprimer à chaque instant, une femme malmenée par de grands machos mais ici tout aussi brutale et vulgaire que ses comparses masculins. Tarantino a procédé avec un plaisir non dissimulé à un mélange des genres, combinant enjeux du western, intrigue à la Cluedo et personnages archétypaux de gangsters sans états d'âme. Un pur divertissement servi par des acteurs aux rôles sur mesure et une mise en scène exemplaire. Amateurs de Tarantino : ne boudez pas votre plaisir et allez vite le voir en salle !