lundi 9 juin 2014

"Bird People", Pascale Ferran




Pascale Ferran la courageuse, qui voilà quelques années dénonçait avec élégance mais fermeté les dysfonctionnements d’une certaine production française en recevant son César, revient aujourd’hui avec un film bien différent de sa merveilleuse Lady Chatterley. Ici, point de costume d’époque, point de scène érotique, point de campagne. Plus citadin que jamais, son film dessine avec une justesse et une poésie qui font sa signature le monde actuel et à l’intérieur de celui-ci, deux âmes qui lâchent prise.
Dans Bird People, nous sommes plus que jamais dans le monde d’aujourd’hui qui va à cent à l’heure, celui de la ville supra moderne, entre l’aéroport de Roissy et son hôtel Hilton dont les chambres impersonnelles dominent le tarmac. Impersonnel, le constat sera vite démenti. Entre ces murs, dans ce monde-parenthèse où les voyageurs ne sont qu’en transit, c’est bien de l’humanité de deux individus qu’il va s’agir.
La scène d’ouverture nous met sur la voie : dans le RER, la caméra s’arrête nombre de fois sur des voyageurs, des voix off intérieures éclairant leurs pensées du moment : l’un fait ses comptes, l’autre récapitule les éléments de son speech chez un client, une adolescente sourit à la réception d’un sms… Sur qui s’arrêtera plus particulièrement la caméra de Ferran ? A quelle personne va-t-elle s’intéresser de plus près ? Oui, dans la ville, ici dans le RER et parmi la multitude de gens qui y circulent, ce sont quantité de problématiques, de vies, de questionnements, d’émotions qui cohabitent en silence et qui toutes sont susceptibles de nous passionner pour peu qu’on prenne la peine de tendre l’oreille. Combien de fois me suis-je demandé quelle pouvait être la vie de mon voisin de métro ? La raison de son air triste, concentré, joyeux ou fatigué ?
C’est sur le gracieux visage d’Audrey (Anaïs Demoustier) que la caméra s’arrête finalement. Elle, elle est en train de calculer dans sa tête le temps infini qu’elle passe dans les transports, par jour, par semaine, puis par mois. « Putain ! 40 heures par mois ! », conclut-elle. Elle en est là de ses considérations lorsque le RER fait halte dans une gare et qu’un moineau vient se poser sur le bord de la vitre, la distrayant de ses comptes et suscitant un sourire sur ses lèvres.
Etudiante, Audrey se rend à l’hôtel Hilton où elle a un job de femme de chambre. Elle enchaîne les gestes répétitifs dans des suites laissées en foutoir, charge minutieusement son chariot du nécessaire, observant de-ci de-là les effets personnels de chaque client tout en rangeant, curieuse mais jamais indiscrète, la tête tournée vers le ciel dès qu’elle peut pour y apprécier l’air estival qui ne pénètre que par des baies vitrées qu’on ne peut qu’entrouvrir. Et derrière ces gestes mécaniques, la pensée d’Audrey s’évade… La mise en scène de Pascale Ferran est un modèle de maîtrise, parvenant à filmer des inquiétudes et des joies muettes. Les heures passent, il est temps de reprendre son RER et de retrouver son minuscule studio parisien où elle vit seule, regardant en souriant la vie des voisins d’en face qui s’agitent, parlent, cuisinent.  C’est sûr, Audrey rêve d’une autre vie que ce job alimentaire. Elle est à la fac le reste du temps, est censée y avoir des amis qu’on ne verra d’ailleurs jamais, à l’exception d’une collègue de l’hôtel (Camélia Jordana, chanteuse, un choix de casting surprenant mais sa prestation, modeste dans le film, est juste).
De son côté Gary Newman - pensons à la traduction française de son nom de famille - (Josh Charles), entrepreneur américain en voyage d’affaires, décide brutalement de ne pas prendre son avion le lendemain pour Dubaï, Dubaï où il doit conclure un contrat décisif pour sa boîte. Il ne part pas, remet toute sa vie en question entre les quatre murs de sa chambre et décide de ne plus revenir chez lui, de quitter son job, sa femme et ses enfants. Pour quel avenir ? Il ne sait pas encore ce qu’il vivra mais il sait ce qu’il a décidé de quitter.
L’époque technologique est telle que Gary peut tout régler depuis son hôtel : appel à son associé, à son avocat, longue conversation sur skype avec son épouse qui se trouve à San Francisco… D’un clic sur le clavier de son ordinateur, d’un appel sur son mobile, d’un mail de quelques lignes où le choix d’un adjectif émet une nuance et qu’il envoie d’un clic… Tout sera décidé, réglé, orchestré via le virtuel du numérique pour décider d’un changement de cap et de vie, lui bien réel. Ainsi va notre monde, vite, peut-être trop vite, mais ce qui ne change pas c’est l’humanité de chacun qui elle, se nourrit toujours du rapport à l’autre, au-delà de la vitesse des machines et de la fureur du quotidien.
Pour Audrey, une transformation va avoir lieu, confirmant son désir de liberté et son goût pour la beauté des choses qui peut transparaître derrière un mégot, la main d’un homme endormi ou encore l’aéroport et ses bretelles d’autoroute à l’infini dans la nuit.
Ces deux personnages, Gary et Audrey, se croiseront et pas de la façon qu’on imagine, c’est un talent de la cinéaste qui sait jouer avec notre curiosité de spectateur et avec les schémas narratifs dont on a l’habitude. De même qu’on ne savait pas sur quel visage, quelle histoire s’arrêterait sa caméra dans le RER de la première séquence, tout au long du film on s’interrogera sur la façon dont Audrey et Gary auront l’occasion de faire connaissance. Car comme Audrey le fait remarquer à son père qui, au téléphone, lui vante l’avantage de son job qui est de pratiquer l’anglais avec les clients : « Ah oui ? Parce que toi quand tu es à l’hôtel tu discutes avec les femmes de chambre ? ». Et bien oui, un homme d’affaires en pleine remise en question sort de sa chambre après plusieurs jours comme de sa coquille en homme presque neuf et il peut rencontrer une femme de chambre qui elle aussi a connu une expérience qui vient de tout changer. L’un comme l’autre, ils lâchent prise et c’est ce que la cinéaste raconte avec beaucoup de talent même si le rythme du film est un peu inégal entre les trois parties qui le composent.
Je ne suis pas d’accord avec certains critiques qui ne voient dans Bird People que la réplique française, en moins bien évidemment hein, de Lost in Translation. La fille Coppola s’intéressait à deux solitudes perdues dans un Japon dépaysant qui annulait leurs repères, les poussant l’un vers l’autre parce que semblables en un certain nombre de points. Ferran s’intéresse moins à la rencontre de deux solitudes qu’à ce qui précède cette rencontre : le cheminement intérieur, l’humanité qui déjoue un environnement frénétique qui ne va pas au rythme des cœurs, ouvrant la voie des possibles en finissant par la rencontre.
Je suis sortie de la salle, j’ai regardé le ciel, les quelques oiseaux qui y volaient, j’ai senti le vent. Oui, on peut. On veut. On ira. Et on verra.