jeudi 28 avril 2016

"Better Call Saul ", Vince Gilligan & Peter Gould


      

Depuis la diffusion de sa première saison en 2015, je m’interroge : Better Call Saul est-elle exclusivement regardée par les fans de Breaking Bad dont elle est le spin-off ? Ou a-t-elle attiré aussi ceux qui n’ont pas tremblé avec Walter White ? Vous me direz « peu importe ». Je réponds « oui et non ». Parce que si le plaisir est sans aucun doute décuplé pour un fan de Breaking Bad, Better Call Saul est d’une qualité telle qu’elle ravirait tout le monde… Avis aux amateurs.
Pour ma part, c’est en admiratrice de la création précédente de Vince Gilligan que j’ai accueilli Better Call Saul dont la deuxième saison vient de s’achever. J’étais en confiance, forcément. La série se consacre au personnage de Saul Goodman (épatant Bob Odenkirk), cet avocat haut en couleurs dans tous les sens du terme, aussi véreux que sensible, d’une éloquence bien à lui, casant çà et là des expressions en français ou en italien comme d’autres French citent des termes anglais à tout bout de champ pour se donner un genre… Un charme fou ce Saul Goodman, un personnage original et attachant. Dans Breaking Bad, il n’existait que dans sa fonction d’avocat de White. Et il en a traversé des épreuves avec son client. Il lui en a sauvé des coups…
 Better Call Saul, c’est le brillant projet de nous raconter la vie de Saul Goodman du temps où il s’appelait Jimmy McGill, soit quelques années avant sa rencontre avec White dans Breaking Bad. L’occasion de comprendre comment il est devenu l’avocat dédié des gens pauvres – ça c’est pour la vitrine – mais surtout l’intermédiaire et avocat d’un gangster comme White. Un avocat talentueux qui, sous ses faux airs de clown à côté de la plaque, en a sous le pied : il peut faire disparaître un individu en danger de mort et lui faire changer d’identité, il possède autant de téléphones portables dans son tiroir que de plans B, et il peut aller jusqu’à empoisonner un gamin innocent pour servir le plan machiavélique de son client... Saul est un personnage complexe comme Vince Gilligan sait les écrire. En s’intéressant à la genèse de Saul Goodman, il nous embarque dans un chemin de vie, un parcours qui était loin d’être tout tracé mais qui mène Jimmy McGill, inéluctablement, vers son destin de Saul Goodman. Une analyse d’une extrême finesse de ce qui modèle un homme, de ce qui le blesse et l’endurcit, de ce qui le pousse à faire certains choix… C’est une ambition de taille que de vouloir rendre compte de cette complexité-là mais une nouvelle fois Vince Gilligan, aidé de Peter Gould qui avait créé le personnage de Goodman pour Breaking Bad, y parvient avec une déconcertante facilité.
Ainsi, nous découvrons que Jimmy a toujours été un roublard, un arnaqueur à la petite semaine fort habile, aux idées aussi saugrenues qu’intelligentes. Enfant déjà, il a été le témoin impuissant d’un père au grand cœur qui se faisait rouler tout le temps. Plein d’affection pour ce père faible, il tire une leçon rapidement : mieux vaut rouler que de se faire rouler.
Et mieux vaut être à jour pour lire la suite de cet article.
Si Jimmy opte pour les arnaques où il excelle, c’est sous les yeux de son frère aîné Chuck qui est tout son opposé : sérieux, avocat renommé mais ennuyeux, ne séduisant pas les femmes et n’étant jamais le préféré. Parce que Jimmy est le préféré, toujours, son charme opérant à chaque fois. Chuck troque alors sa jalousie maladive pour du mépris. Sous couvert de protéger son cadet et de tenter de le ramener régulièrement sur le droit chemin, il le rabaisse et va jusqu’à semer sa route d’embûches pour le neutraliser. Quoi de pire en effet qu’un lien fraternel gangréné par la frustration et qui se mue en jalousie haineuse ? Malheureusement pour Jimmy, Chuck est son talon d’Achille. Ne pouvant affronter une réalité aussi cruelle, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour gagner l’estime du grand Chuck. Voilà pour les antécédents familiaux distillés à doses homéopathiques dans ces deux premières saisons et grâce auxquels se dessine le caractère de Jimmy. A travers ces éléments, Gilligan rappelle combien l’enfance, la famille sont fondatrices. Loin de s’appuyer sur une psychologie freudienne primaire, il garde le cap et fait avancer l’intrigue en semant par petites touches ces ingrédients du passé pour mettre en lumière le fonctionnement présent de Jimmy. Un type loyal qui n’hésite pas à utiliser des méthodes discutables mais pour servir les intérêts de ceux qui ont été loyaux aussi. Ainsi renvoit-il l’ascenseur à Mike (Jonathan Banks), gardien de parking et papy flingueur, parce qu’il lui doit une fière chandelle. Quitte à s'entourer de quelques mauvaises fréquentations...
Au fil des deux saisons, on savoure l’élaboration progressive du futur carnet d’adresses dont Saul Goodman saura user le moment venu pour White : le clan Salamanca  (Nacho comme le tonton encore sur ses deux jambes), et le grand Mike, fil qui nous conduira sans doute vers Gustavo Fring ? Enfin, si la vie amoureuse de Saul Goodman était inexistante dans Breaking Bad, ici Jimmy en pince pour Kim Waxler (Rhea Seehorn), brillante avocate à la loyauté sans faille que les méthodes de Jimmy inquiètent autant qu’elles la fascinent. Le mystère reste entier en cette fin de deuxième saison : Kim va sortir de la vie de Jimmy, c’est sûr, mais dans des circonstances pour l'heure inconnues. Et dramatiques, on le pressent…
Difficile de ne pas établir de comparaison entre Better Call Saul et Breaking Bad. Au-delà de leurs personnages, des points communs sont notables : la mise en scène stylée, la lumière d’Albuquerque, les trouvailles de la BO, les mécanismes d’horlogerie du scénario, la passionnante psychologie des personnages… et cet art du cliffanger sadique ! Pour autant, comme le disait un fin cinéphile de ma connaissance, la différence majeure réside dans le rythme de narration, car le temps des avocats n’est pas celui des gangsters. Ainsi, c’est patiemment, minutieusement que les enjeux se dessinent. Comme un avocat passerait des heures à éplucher les éléments d’un dossier avant sa plaidoirie, c’est étape par étape que Better Call Saul avance ses pièces. Plusieurs fois, on suit un personnage mettre en place ce qui nous semble un plan sans pouvoir en déceler pourtant la stratégie. On est suspendu à la suite, parfois pendant un épisode complet ou plus, les nerfs en vrac… Et comme toujours avec Gilligan, lorsque l’objet de la stratégie se révèle enfin, on est bluffé. Sûr que Gilligan et ses auteurs se plaisent à exploiter le principe de spin-off qui, par nature, fait trépigner le spectateur qui croit avoir une longueur d’avance. Une série qui s’ingénie à nous manipuler avec une telle délectation, décidément, ça se respecte. Presque un an avant de pouvoir découvrir la saison 3… ça va être très, très long.