Aller voire Amour relève d’une démarche bien étrange
de la part du spectateur. Son sujet est difficile, impossible de ne pas savoir
de quoi il s’agit après sa consécration au festival de Cannes et son casting
d’acteurs éclatants. Non pas que tout sujet difficile et bouleversant traité
dans l’art, et notamment au cinéma, relève d’une démarche masochiste pour qui
va découvrir l’œuvre – beaucoup de grands films et de grands sujets
manqueraient alors à notre culture – mais le sujet d’Haneke a une
spécificité : le drame nous projette dans ce qui nous concerne absolument
tous à plus ou moins brève échéance, que l’on en soit les protagonistes ou les
témoins aimants : le naufrage de la vieillesse, de la maladie qui nous ôte
progressivement tout contrôle de nous-mêmes : parole, sphincter, jambes,
intellect… la déchéance du grand âge quand la vie pourtant reste là, à emplir désespérément
nos poumons. Avec mes 30 ans, je me lance dans ce film plus sereine qu’un
vieillard a priori. J’ai un peu plus de temps pour voir venir. Et pourtant, pas
si sûr… Je me suis étonnée en effet devant la salle comble qu’une majorité du
public dépassait les 60 ans ; non que je les enterre déjà les sexagénaires,
mais je n’ai pu m’empêcher de penser combien la projection pour eux devait être
encore plus cruelle ; ils sont théoriquement à un âge où la peur de vieillir,
la maladie qui guette etc. sont plus présentes qu’en pleine fleur de l’âge,
non ? (Exception faite de quelques grands angoissés qui depuis leur
jeunesse n’ont cessé d’entrevoir l’issue fatale qui nous attend tous.) Si moi
j’ai pu percevoir dans ce film un futur plus ou moins proche qui me bouleverse
en tant que fille, si j’ai pu y associer quelques tristes souvenirs de ma
grand-mère alitée les derniers mois de sa vie, si j’ai pu y lire l’indéfectible
amour qui peut lier deux êtres qui ont été beaux, jeunes et puissants
aujourd’hui vieux, boitillants et qui tuent le temps, qu’y a vu une personne de
l’âge des personnages ? Qu’est-ce qui nous guide dans ce désir de voir ce
qui nous effraie le plus et qu’on ne pourra arrêter le moment venu ? Que
cherche-t-on à la rencontre de ce film d’Haneke ? A nous effrayer ? Ou
au contraire à effectuer la bonne vieille catharsis et regarder tellement en
face cette tragédie qui est indissociable de la vie qu’on en sortira plus fort
une fois confronté à elle ? Je n’ai pas vraiment de réponse.
Car inutile
d’attendre d’Haneke une quelconque transcendance poétique de son sujet. Fidèle
à sa méthode, il étudie de façon minutieuse et quasi-clinique ce naufrage, cet
amour qui s’acharne à vouloir vaincre la maladie. Le constat est froid, sobre,
jamais il ne s’épanche, ne s’apitoie sur les personnages. Il commence par les
regarder vivre encore bien portants dans les premières scènes, orchestrant avec
une délicatesse qui fait écho à celle des personnages – intellectuels
distingués – les petits moments qui rythment les journées des vieux amants. Puis
la maladie d’Anne survient et ces petits riens de la journée deviennent des
événements tant ils sont laborieux (la toilette, le repas, le lever…) Le regard
d’Haneke se pose plus précisément sur le personnage de Georges – JL Trintignant
– et sa perception des événements. Il est celui qui garde le cap et ses
facultés, qui soigne sa femme, qui établit le relais avec l’extérieur et leur
fille, mais qui ne tarde pas à juger que cette vie les concerne eux seuls,
qu’elle n’est pas un spectacle qui mérite la peine d’être partagé avec les
autres. On sent que leur amour était exclusif jadis, il l’est encore
aujourd’hui une fois au bord de l’abîme. Comme Georges le dit à sa fille qui
passe de temps en temps les voir et qui lui reproche de ne pas avoir répondu à
ses coups de fil : « ton inquiétude m’encombre, je n’ai pas besoin de
ton inquiétude ». Oui, il livre un combat perdu d’avance, les médecins le
lui ont confirmé et pourtant… il lutte avec son amour jusqu’à ce que la mort
les sépare. C’est un film poignant même si je ne sais toujours pas si la
douleur qui m’accompagne pendant et après est salutaire. Ah, cet Haneke qui ne
cesse de me bousculer… Haneke célèbre l’amour, pour sûr, mais il choisit l’un
de ses visages les plus dérangeants puisqu’il décide d’en raconter la mort. Et
je ne suis décidément pas faite à cette idée.