Dommage qu’en
français le terme « claquettes », rimant avec cacahuète, pichenette, poulette
et autres diminutifs ne donne pas à deviner la grandeur de cet art de la
percussion ! Pourtant un claquettiste
est un instrumentiste, un musicien
qui n’utilise que ses pieds chaussés de fer sur des surfaces aux sonorités et
résonances diverses, tout le génie consistant à inventer, combiner et interpréter
les rythmes. Savion Glover, virtuose ès claquettes qui se produit au théâtre de
la Ville ces jours-ci, est l’héritier des maîtres afro-américains tels Jimmy
Slide ou Gregory Hines. Loin des chorégraphies très dansées façon Broadway, ce
style de claquettes est entièrement dédié au rythme, les déplacements sont
limités, la percussion pure est au cœur du travail, rappelant les influences
des danses tribales d’Afrique et plus récemment l’apport du hip-hop dans l’art
de la tap dance.
Glover est un
virtuose : à 4 ans il jouait de la batterie et à 10 ans il tenait le rôle
titre dans le film Tap dance kid. Visage
poupin surmonté de dreadlocks malgré ses presque 40 ans, pantalon de flanelle sur
de longues jambes minces et élastiques, c’est le look décontracté de Glover.
L’art est dans son écoute et sa perception incomparables du rythme et de la
musique. Sur scène, un fond noir, de grands amplis montés sur pied, trois
plaques de bois disposées en triangle, deux chaises qui attendent les musiciens
qui l’accompagneront. Le spectacle démarre dans le noir, le roulement des fers
de Glover nous parvenant de plus en plus distinctement, comme la mécanique
régulière d’une locomotive. Avec l’apparente facilité qui fait la marque des
grands danseurs, il apparaît enfin dans la lumière, prolongeant son éblouissant
enchaînement a capella où la variété rythmique est servie par une exécution
hors pair. Il clôt ce premier numéro en quittant nonchalamment l’estrade de
bois comme s’il en tombait par hasard en perdant l’équilibre, juste le temps
d’éponger son front ruisselant et de laisser s’installer les deux guitaristes. Il
s’est en effet associé pour son nouveau spectacle à des musiciens flamenco. La
parenté entre claquettes et flamenco ? La musique est dans les pieds, le
rythme hyper expressif. Un dialogue sans répit s’installe alors entre sonorités
andalouses et mécanique irréelle des pieds virevoltants du danseur.
Pas besoin
d’être spécialiste des claquettes pour apprécier son inventivité rythmique : il donne à entendre tout ce qui se trouve entre les notes, entre
les rythmes, l’infini des combinaisons qui deviennent mélodies… C’est le
mélange du surdoué Glover qui jongle avec temps et contretemps en parfait
métronome. Il est porté par une énergie de l’ordre de la transe – il dit
d’ailleurs prier pendant qu’il danse, reconnaissant de vivre à fond son art – au
milieu d’une cascade de rythmes.
Une parenthèse est offerte à son
complice et partenaire Marshall Davis dans un jeu de question-réponse entre les
deux danseurs où seul le battement de la pointe du pied, soit de l’un soit de
l’autre, bat le rythme en permanence entre deux variations des plus spectaculaires
sur le rythme de départ. La perfection…
Savion Glover est unique dans son
art. S’il n’y a plus de place au théâtre pour cette tournée européenne,
ruez-vous sur les vidéos d’autres de ses spectacles qui se trouvent sur le web,
vous serez éblouis.