lundi 23 janvier 2017

"The Leftovers", D. Lindelof et T. Perrotta




 S’il faut la laisser infuser pour apprécier son étrange parfum, la série d’HBO The Leftovers vaut mille fois le coup de s’accrocher un peu. Une fois entrés dans l’univers inédit qu’elle propose, on est envoûtés…
Elle nous immerge en effet dans un monde sombre dont les règles du jeu ne seront données qu’au compte-gouttes. Le postulat est le suivant : 2 % de la population terrestre a subitement disparu un 14 octobre. Comprenez « disparu » au sens de « volatilisé, envolé » et non kidnappé ou mort comme à l’issue d’un désastre apocalyptique, même si le résultat est bien sûr le même. Les disparus – maris, enfants, parents ou bébés – ont laissé leur entourage atterré et meurtri face à l’absence et à l’insupportable manque d’explications. Et surtout, ils les ont abandonnés à leur sort de vivants. Il leur faut donc continuer leur existence, amputés de leurs proches, et coûte que coûte. Des derniers mots ou moments échangés avec leurs disparus, tous ont une mémoire floue et cruellement ordinaire. Car ils ne savaient pas. Ils n’ont pas chéri ces derniers instants. Et le regrettent tant…
La série s’intéresse plus précisément à la petite ville de Mapleton touchée comme tant d’autres endroits du monde. Un flic, Kevin Garvey, a vu sa femme Laurie rallier la secte des Guilty Remnants, des individus habillés tout en blanc qui fument comme des pompiers dans un silence absolu devenu leur règle, et qui toisent de leur regard inquisiteur les habitants restés dans leur vie « normale ». Kevin a des rapports compliqués avec sa fille Jill qui lui reproche de ne pas avoir su retenir sa mère. Héros de la série, Kevin est entouré d’autres personnages tout aussi meurtris et intéressants : un prêtre dont la femme est restée paralysée, une mère de famille travaillant au service de l’administration qui indemnise les victimes, un gourou dont les étreintes suffiraient à soulager la douleur de ceux qui restent… Mais c’est sur Kevin (Justin Theroux) que se focalise la série. Habité de visions inquiétantes, somnambule ne maîtrisant pas les actions qu’il commet dans la nuit mais subissant au matin leurs conséquences, Kevin tâche de sortir d’une espèce de cauchemar éveillé qui ne le quitte pas.
L’atmosphère de The Leftovers est mélancolique et comme irréelle, à l’image de la stupeur de ces leftovers (littéralement « ceux qui restent ») tenus de vivre tels des morts-vivants puisqu’on leur a arraché l’essentiel. L’écriture cultive le mystère tant du côté des causes de la disparition que du côté des personnages traumatisés dont les caractères et chemins de vie sont dévoilés lentement. La série fait donc une grande confiance à ses spectateurs, pariant sur la fascination croissante qui va s’emparer d’eux. Habités de mystères flirtant avec le fantastique, les épisodes font le pari de nous tenir en haleine. Happés par le flou des émotions qui traversent les personnages, à notre tour nous sommes atteints en plein cœur. C’est la grande réussite des créateurs qui ont transposé des sentiments on ne peut plus humains et profonds dans un monde pourtant si singulier. En effet, se confirme bientôt que l’intrigue est une métaphore de tout ce qui fait le deuil, donc la dépendance sentimentale que nous avons à autrui. Comment faire face à l’absence de ceux qu’on aime ? Peu importe qu’ils meurent au sens strict du mot, ils nous quittent et nous devons faire face. C’est ce très beau thème qui guide la série.
Chaque saison est construite sur un procédé nouveau, ne perdant jamais de vue ses personnages mais ne suivant pas toujours en parallèle les péripéties rencontrées par chacun. Pas à pas, sont distribués points de vue et parcours intimes des personnages, toujours au moment opportun pour que nous recevions l’information quand nous sommes mûrs pour la recevoir, et donc aptes à être en empathie. Ainsi, nous ne découvrirons qu’au dernier épisode de la saison 1 comment la famille de Kevin a été touchée par la disparition (superbe idée), pourquoi sa femme a décidé de rejoindre les Guilty Remnants, ou encore le message que cherche à faire passer auprès des habitants de Mapleton cette communauté de muets inquiétants…
Avec la même inventivité et le même goût du risque, la saison 2 nous embarque sans transition dans un cadre a priori distinct, voisin de l’ère préhistorique. Pour nous lancer sur la piste d’une Terre maudite depuis ses origines, où la violence propre à la vie dicte sa loi… Superbe entrée en matière, déconcertante et libre à souhait, qui est plus fidèle que jamais au sujet découvert en saison 1. La cohérence narrative est là, dans un parcours à clefs où vie et mort sont entrelacées.
Qui n’a pas peur de se confronter à des questions humaines douloureuses se laissera hanter par la beauté de The Leftovers que Les Cahiers du Cinéma définissaient en 2014 avec leur simplicité habituelle… Sans rancune, hein, une fois leur phrase décryptée, je suis en fait d’accord avec Cyril Béguin ;-) :
« La série la plus passionnante de l’été est pour l’instant « The Leftovers ». Lindelof et Perrotta repoussent au maximum toute explication, évaporent le pitch. Ils jouent la déflation du fantastique pour mettre au premier plan l’omniprésence du manque et d’une tristesse inexpugnable (…) il s’agit d’une logique d’écriture qui démultiplie les fragmentations, les échos et les brusques poussées, en un système d’oscillations qui fait doucement grossir sa résille d’émotions sans donner la moindre indication d’une limite. On ne sait pas où ça va, et c’est tout ce qu’on demande : une fiction où se perdre. »

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