A l’occasion
du festival « Séries Mania » qui s’est tenu pour la troisième année consécutive
au Forum des Images, j’ai eu la grande, grande joie d’aller écouter le génial
scénariste des Soprano et showrunner
de Boardwalk Empire, j’ai nommé
Terence Winter. L’année passée, j’avais été fascinée par la prestation de son
compère Vince Gilligan à qui l’on doit Breaking
Bad, série non moins brillante et inventive.
Beaucoup de points communs entre
les deux hommes : fluidité d’une pensée qui va à cent à l’heure, modestie
face aux qualités éminentes de leur travail, émerveillement toujours intact
face à leur métier et à l’incroyable liberté que permet le format série,
surtout pour des chaînes comme HBO qui détient à ce jour la palme de
l’ouverture d’esprit et de l’innovation.
Deux hommes qui ne paient pas de
mine à première vue, frisant la cinquantaine, jeans mal coupés, Sebago aux
pieds, veste en lainage, un peu chauves… Je souligne leur look parce que cette
simplicité est révélatrice de l’inventivité qu’ils mettent ailleurs… à savoir
dans leur script.
Terence
Winter, new-yorkais, a exercé d’abord comme avocat ce qui ne le rendait pas
heureux. Il a pris la décision un beau jour de donner sa démission, d’annoncer
à son entourage, pour ne plus pouvoir reculer, sa détermination à devenir
scénariste pour la télévision et ni une ni deux ! le voilà parti pour Los
Angeles. Ce décor est là pour lui rappeler son projet, loin de tous ses repères
habituels. Lorsque la première opportunité réelle se présente, il n’y croit
pas ; il pourrait donc être payé pour écrire de sitcoms ?! Son coup
d’essai sur la toute nouvelle série d’alors Les
Soprano, créée par David Chase à la fin des années 90, est concluant. Il
devient le bras droit de David Chase.
Lors de l’interview, Winter est
revenu sur le procédé tout américain de la « writing room », antre
secret où toutes les idées sont débattues, où les auteurs planchent jusqu’à
l’obsession sur les possibilités que renferme une situation dramatique, où s’opèrent
les choix décisifs qui mèneront les personnages souvent au-delà de ce que les
scénaristes ont imaginé. Parce que dans une fiction de qualité, les personnages
finissent par prendre le pouvoir. Depuis le témoignage de Balzac à ce sujet
pour sa feuilletonnante Comédie humaine,
les règles n’ont pas été démenties : la fiction est un savant mélange
entre autorité de l’auteur et vie qui s’empare des personnages. La liberté dont
chaque auteur doit faire preuve dans cette « writing room » est plus
totale encore que sur le divan du psy ! Terence Winter a souligné combien
il ne fallait s’interdire aucune idée, pour choquante, raciste, misogyne
qu’elle soit car ce sont ces idées non censurées qui font la richesse des
personnages et des situations, qui évitent de tomber dans le consensuel propret
et lisse d’autres séries bien de chez nous que je ne citerais pas... Ne pas
avoir peur du jugement des autres qui pourraient vous attribuer cette pensée
« moche », c’est essentiel. Il a cité en exemple la demande d’un des
auteurs dont l’assistante souhaitait venir écouter l’une de leur session
d’écriture. Le chef d’orchestre des Soprano,
David Chase, demande à réfléchir avant de donner son accord. La session a lieu
comme d’habitude sans témoin, session pendant laquelle Terence
Winter développe une idée où un personnage féminin est très, très
malmené : sexisme, vulgarité du traitement qu’elle subit, il en fait une
vraie chienne en d’autres termes. A la fin de ladite session, Chase demande à
Winter si en présence de l’assistante qui souhaitait venir il aurait exprimé
son idée de la même façon ; Winter doit admettre que non, il y aurait mis
les formes, aurait atténué la violence de la situation sans doute, par respect
spontané pour ce témoin. La conclusion de Chase ne se fait pas attendre : on ne laissera pas d’étrangers assister aux sessions d’écriture. On le
comprend !
Entre autres
confidences, Winter n’a pas hésité à admettre que certaines situations des
scénarios étaient le fruit non de son imagination, mais le report de
préoccupations toute personnelles qu’il injecte dans la fiction et utilise avec
beaucoup d’intelligence évidemment pour servir la psychologie des personnages.
Exemple dans sa dernière création produite par Martin Scorsese, Boardwalk Empire : le héros Nucky
Thompson, gangster dandy qui excelle dans le commerce d’alcool et d’armes sous
la Prohibition à Atlantic City, est veuf lorsque l’histoire commence ; il ne
fréquente que des putes, n’a pas de vrais amis, c’est un solitaire qui a fait
du secret sa deuxième nature. Il va rencontrer Margaret Shroeder, issue d’un
mileu modeste, mère de deux enfants, veuve elle aussi. Terence Winter écrit
pour Boardwalk une scène où Nucky
Thompson s’arrête devant la vitrine d’une pouponnière où des bébés très prématurés
sont soignés. C’est une scène muette, Nucky observe, la caméra s’attarde sur le
regard qu’il pose longuement sur ces tout-petits fragiles, puis il tourne les
talons. Lorsque l’acteur qui incarne Nucky, Steve Buscemi, demande à Winter ce qu’il
est censé éprouver donc jouer dans cette scène qui intervient au début de la
série, Winter ne sait pas très bien quoi lui répondre : le personnage de
Nucky est ému, on reviendra plus tard sur les raisons de cette émotion dans le
déroulement de l’intrigue. Et en effet, une place très importante est accordée
dans la série à l’équilibre que représente la famille pour Nucky. Elle est le
seul repère où il ne triche pas, où il est lui-même, où il a confiance, ce
qui permet aux spectateurs de découvrir un autre visage de Nucky, plus sincère,
plus humain ; il adopte les enfants de Margaret, les aime et les éduque avec
une réelle préoccupation pour leur devenir.
Autrement dit,
lorsque Winter écrit cette première scène décrite plus haut, il ne sait
lui-même pas encore très bien le sens qu’il lui donnera. Ce dont il est sûr à
titre personnel, c’est que dans sa vie d’homme à lui, une révolution s’est
opérée : il est devenu papa, ce qui le bouleverse dans son rapport au
monde qu’il interroge depuis d’une autre façon. Cette question de la paternité
l’habite si fort qu’il ne peut que la transcrire dans la fiction à travers le
personnage de Nucky. Bien sûr, l’idée un peu gratuite à l’origine est exploitée
dans un deuxième temps dans la fiction avec une telle maîtrise que, sans ce
genre d’anecdote d’auteur, il ne nous viendrait pas à l’idée de questionner la
place accordée à la famille de Nucky dans le monde de gangsters archi violent
où il évolue. Et bien je trouve ça fort… et très estimable de la part d’un
scénariste comme Winter qui tutoie aujourd’hui les grands d’Hollywood, de
concéder que tout n’est pas qu’imagination dans la création, loin s’en faut. Un
auteur ne cesse d’utiliser ce que lui vit, sent, observe, entend et son art
consiste à faire de ce matériau vivant et existant la cuisine gourmande qui
nous régale ensuite dans la fiction. Ce genre de témoignage a ceci de rassurant
pour quiconque essaie de créer des histoires : un scénariste brillant
n’est pas que l’extra-terrestre plus talentueux que tout le monde dont le génie
et l’inventivité ne s’expliquent pas ; son art de la narration est
évidemment le résultat de beaucoup de travail et de réflexion, mais aussi d’une
somme d’expériences personnelles qui viennent nourrir la fiction de leur
vérité. Et c’est sans doute pourquoi
nous sommes happés par la destinée de personnages qui finissent par nous
sembler plus vrais que nature.