S’il faut la laisser infuser pour apprécier son étrange
parfum, la série d’HBO The Leftovers vaut
mille fois le coup de s’accrocher un peu. Une fois entrés dans l’univers inédit
qu’elle propose, on est envoûtés…
Elle nous
immerge en effet dans un monde sombre dont les règles du jeu ne seront données
qu’au compte-gouttes. Le postulat est le suivant : 2 % de la population terrestre
a subitement disparu un 14 octobre. Comprenez « disparu » au sens de « volatilisé,
envolé » et non kidnappé ou mort comme à l’issue d’un désastre apocalyptique,
même si le résultat est bien sûr le même. Les disparus – maris, enfants, parents
ou bébés – ont laissé leur entourage atterré et meurtri face à l’absence et à l’insupportable
manque d’explications. Et surtout, ils les ont abandonnés à leur sort de
vivants. Il leur faut donc continuer leur existence, amputés de leurs proches, et coûte
que coûte. Des derniers mots ou moments échangés avec leurs disparus, tous ont
une mémoire floue et cruellement ordinaire. Car ils ne savaient pas. Ils n’ont
pas chéri ces derniers instants. Et le regrettent tant…
La série s’intéresse plus précisément à la petite ville de
Mapleton touchée comme tant d’autres endroits du monde. Un flic, Kevin Garvey,
a vu sa femme Laurie rallier la secte des Guilty Remnants, des individus habillés
tout en blanc qui fument comme des pompiers dans un silence absolu devenu leur
règle, et qui toisent de leur regard inquisiteur les habitants restés dans leur
vie « normale ». Kevin a des rapports compliqués avec sa fille Jill
qui lui reproche de ne pas avoir su retenir sa mère. Héros de la série, Kevin
est entouré d’autres personnages tout aussi meurtris et intéressants : un
prêtre dont la femme est restée paralysée, une mère de famille travaillant au
service de l’administration qui indemnise les victimes, un gourou dont les
étreintes suffiraient à soulager la douleur de ceux qui restent… Mais c’est sur
Kevin (Justin Theroux) que se focalise la série. Habité de visions
inquiétantes, somnambule ne maîtrisant pas les actions qu’il commet dans la
nuit mais subissant au matin leurs conséquences, Kevin tâche de sortir d’une espèce
de cauchemar éveillé qui ne le quitte pas.
L’atmosphère de The Leftovers
est mélancolique et comme irréelle, à l’image de la stupeur de ces leftovers (littéralement « ceux qui
restent ») tenus de vivre tels des morts-vivants puisqu’on leur a arraché
l’essentiel. L’écriture cultive le mystère tant du côté des causes de la disparition que du côté des
personnages traumatisés dont les caractères et chemins de vie sont dévoilés lentement.
La série fait donc une grande confiance à ses spectateurs, pariant sur la
fascination croissante qui va s’emparer d’eux. Habités de mystères flirtant
avec le fantastique, les épisodes font le pari de nous tenir en haleine. Happés
par le flou des émotions qui traversent les personnages, à notre tour nous sommes
atteints en plein cœur. C’est la grande réussite des créateurs qui ont
transposé des sentiments on ne peut plus humains et profonds dans un monde
pourtant si singulier. En effet, se confirme bientôt que l’intrigue est une métaphore
de tout ce qui fait le deuil, donc la dépendance sentimentale que nous avons à
autrui. Comment faire face à l’absence de ceux qu’on aime ? Peu importe qu’ils
meurent au sens strict du mot, ils nous quittent et nous devons faire face. C’est
ce très beau thème qui guide la série.
Chaque saison est construite sur un procédé nouveau, ne perdant
jamais de vue ses personnages mais ne suivant pas toujours en parallèle les
péripéties rencontrées par chacun. Pas à pas, sont distribués points de vue et
parcours intimes des personnages, toujours au moment opportun pour que nous
recevions l’information quand nous sommes mûrs pour la recevoir, et donc aptes
à être en empathie. Ainsi, nous ne découvrirons qu’au dernier épisode de la
saison 1 comment la famille de Kevin a été touchée par la disparition (superbe idée), pourquoi sa femme a décidé de rejoindre
les Guilty Remnants, ou encore le message que cherche à faire passer auprès des
habitants de Mapleton cette communauté de muets inquiétants…
Avec la même
inventivité et le même goût du risque, la saison 2 nous embarque sans
transition dans un cadre a priori distinct, voisin de l’ère préhistorique. Pour
nous lancer sur la piste d’une Terre maudite depuis ses origines, où la
violence propre à la vie dicte sa loi… Superbe entrée en matière, déconcertante
et libre à souhait, qui est plus fidèle que jamais au sujet découvert en saison
1. La cohérence narrative est là, dans un parcours à clefs où vie et mort sont
entrelacées.
Qui n’a pas peur de se confronter à des questions humaines douloureuses se laissera hanter par la
beauté de The Leftovers que Les
Cahiers du Cinéma définissaient en 2014 avec leur simplicité habituelle… Sans
rancune, hein, une fois leur phrase décryptée, je suis en fait d’accord avec Cyril
Béguin ;-) :
« La série la plus passionnante de l’été est
pour l’instant « The Leftovers ».
Lindelof et Perrotta repoussent au maximum toute explication, évaporent le
pitch. Ils jouent la déflation du fantastique pour mettre au premier plan
l’omniprésence du manque et d’une tristesse inexpugnable (…) il s’agit d’une
logique d’écriture qui démultiplie les fragmentations, les échos et les
brusques poussées, en un système d’oscillations qui fait doucement grossir sa
résille d’émotions sans donner la moindre indication d’une limite. On ne sait
pas où ça va, et c’est tout ce qu’on demande : une fiction où se perdre. »