A chaque
époque, des artistes majeurs parfois éclipsés par leurs contemporains - tout aussi talentueux mais quand même ! - et à qui la critique donnera leurs
lettres de noblesse beaucoup plus tard. Heureusement pour les observateurs a
posteriori que nous sommes, mais dommage pour lesdits artistes : on ne
compte plus les malheureux crevant de dettes, de doutes et autres compagnes des
mauvais jours.
Monsieur Félix Vallotton (1865-1925)
est de ceux-là. Méconnu, vaguement assimilé au mouvement nabi vers 1890 aux
côtés de Vuillard et Bonnard, le Suisse Vallotton venu étudier les beaux-arts à
Paris était en réalité marginal dans son travail, ne cessant de s’inspirer des
mouvements d’avant-garde auxquels il participait par-ci par-là mais
foncièrement indépendant dans sa peinture. Le Grand Palais lui rend justice
dans une exposition intitulée Le feu sous
la glace.
L'automne (1908) |
Sa technique
picturale d’abord laisse sans voix. D’entrée, un autoportrait à l’âge de vingt
ans donne le ton : hyper réaliste, le jeune Vallotton a l’air grave, les
traits ne sont pas flatteurs mais la vérité de ce visage ne peut pas être
discutée. D’une oeuvre à l’autre et
d’une période à l’autre, le trait change au point qu’il serait difficile
d’associer au peintre un style ; Vallotton explore, ne se cantonne
pas à un type de trait ni à un type de sujet : les intérieurs bourgeois
chers aux Nabis ne sont que prétexte à dépeindre des scènes de la vie conjugale,
théâtre de non dits et de mensonges malgré les couleurs chatoyantes des tissus, où la mélancolie du peintre se fait
jour. Plus tard, il déshabillera les femmes dans une ode au nu tel que son
maître Ingres l’avait pratiqué, dans des attitudes alanguies de pin-up avant la
lettre ou dans celles de nymphes antiques à l’érotisme glacé, cette fois avec
la pureté plus simplificatrice chère au Douanier Rousseau.
Sa palette
ensuite : alternance de couleurs chaudes et sublimes - des verts, des
bleus, des rouges intenses aux nuances réinventées - et de couleurs plus
froides, apaisantes aussi, des bleus grisés qui parviennent à donner à certains
paysages ou nus une dimension d’ « inquiétante étrangeté »,
quasi fantastique.
Vallotton a également pratiqué la
gravure sur bois, reproduite ensuite grâce au procédé de la xylographie (oui, m’dame,
ça s’appelle comme ça, je ne savais pas non plus !) et là encore, sa
technique étonne, la modernité de son propos aussi. Les noirs sont pleins, les
blancs sont immaculés et les scènes font mouche. Ces gravures de petit format qu’on
croirait réalisées aujourd’hui sont des saynètes où transparaît le regard de
Vallotton sur son temps : manifestations dans la rue contre l’ordre
bourgeois dans lequel son anarchisme pointe, loge de théâtre où un provincial
timide est aux prises avec une belle dame sans doute un peu vénale.
Non, Vallotton
n’est pas tendre avec notre humanité. Certains l’ont dit misanthrope, pas sûr.
Grave, sûrement. Vallotton est une âme sensible et il constate : dans la
société bourgeoise de son temps, les femmes dépendaient socialement de leurs
époux, leur sincérité pouvait donc être mise en question ; la guerre de
14 se préparait, oui, il pouvait y avoir des raisons d’être sombre. Explorateur
sans relâche, le peintre a la lucidité de son exigence. Lorsqu’il essaie de
peindre la guerre, se rendant à Verdun après la boucherie du Chemin des Dames, il
reconnaît « je ne suis pas parvenu à peindre ce qui s’est passé mais seulement
à peindre les lieux où les événements se sont déroulés ». Si ces dernières
toiles ne sont pas les plus intenses, l’essai même et sa critique incitent au
respect.
Ce n’est pas
tous les jours que l’on découvre un grand artiste. Pour ma part, je n’avais
aperçu qu’une toile ou deux de Vallotton intégrées dans des expositions consacrées
aux post-impressionnistes. Je suis sortie du Grand Palais très heureuse. Mon
œil venait de se repaître de tant de beautés... Me trottait dans la tête l’idée
que les futuristes, Magritte ou encore Hopper s’étaient nourris, c’est sûr, de
la peinture de Vallotton. Croyez-moi, il est temps de découvrir le maître de
ces très bons élèves.
La grève blanche (1913) |
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