Il m’aura
fallu une escapade berlinoise pour découvrir le spectacle du chorégraphe
japonais Teshigawara intitulé Mirror and
music, spectacle pourtant présenté à notre Chaillot parisien au printemps
dernier… Très classe de le découvrir en Allemagne, surtout que c’était dans la
valse des mille découvertes culturelles du week-end, sur un air de « et
si on allait voir de la danse à défaut d’un concert du Philarmonique qui est en
vacances ? ». Quand le petit bonheur la chance vous réserve l’une des plus
belles émotions théâtrales de votre vie, oui de votre vie j’ai dit, c’est
encore plus fou…
Teshigawara s’est formé à la
peinture avant de se consacrer à la danse et il signe ici la scénographie, la
chorégraphie bien sûr, les costumes, les sons et les lumières… Ca vous donne
une idée de l’ambition du monsieur. Dans la maîtrise parfaite de ces éléments,
il donne à sentir tout ce qui fait le vivant, l’humain, le fini et l’infini de
l’être qui mourra mais qui – dans l’intervalle de son existence – connaîtra joies,
rivalités, force, fragilité, espoir, détresse… existera à travers d’autres
êtres, d’autres formes. Rien n’est figé, rien ne meurt, tout se transforme.
Plongé dans une atmosphère spectrale qu’aiguise l’ambiance sonore, le
spectateur découvre quatre silhouettes encapuchonnées dans des bures de moines,
leur visage est dans la pénombre, ils ne sont qu’ombres apparaissant et
disparaissant au gré des lumières intermittentes qui vont à toute vitesse,
donnant le sentiment qu’ils sont présents et absents à la fois. Placés sur le
plateau à l’avant et à l’arrière scène, entre deux palpitations visuelles et
sonores, un léger déplacement a pu s’opérer, conférant à notre vision de la
scène une forme quasi hallucinatoire. Sont-ils vraiment là ? Fantômes
parmi les ombres, on ne sait. Le tableau suivant rompt radicalement avec le
cadre précédent et fait apparaître en pleine lumière des danseurs virevoltants
qui surgissent des côtés cour et jardin, tournant sur eux-mêmes avec la fébrilité
d’êtres nouveaux qui sont bousculés par la lumière, la force vive qui les
habite, tels des éphémères qui auraient une seule petite journée à vivre et qui
d’ici la fin du jour, auraient tout à donner, tout à vivre. L’épuisement est à
l’orée de cette danse folle que rythme la musique baroque dans un ballet
incessant où les cheveux des danseurs, leurs tenues fluides les font paraître
semblables aux insectes qui foncent dans la lumière pour mieux venir y mourir.
Plus tard, comme désarticulé, Teshigawara lui-même apparaît dans la lumière
jaune d’un soleil doré, devant un mur courbe sur lequel est projeté sa silhouette en
ombre chinoise. Animé d’un courant vital qui parfois l’agite en tout sens,
parfois le « débranche » pour à nouveau mieux faire passer le courant
dans tous ses membres, c’est une danse bouleversante qui évoque tant la
fragilité, la boiterie, le handicap que le fluide vital qui nous habite et qui
résiste plus qu’on ne croit aux chocs, altérations, émotions par lesquels nous
sommes parcourus tout au long de la vie. Je ne peux décrire ici chaque tableau
avec l’exhaustivité qu’il mérite parce que chacun d’entre eux est une plongée
profonde en nous, un récit magnifié des oppositions qui font notre présence ici
bas. A la fin, la course que se livrent les danseurs qui font en réalité du sur
place, pantins que des fils invisibles tirent tantôt vers le haut tantôt vers
le bas dans une lutte sans nom qui pourtant régit tous les rapports entre les
êtres et même les générations, clôture le spectacle. On confine au sublime, on
est réconcilié avec l’humanité devant tant de talent, tant de finesse réunis
dans la tête d’un seul artiste. L’ambition de Teshigawara est immense, les
émotions qu’il nous transmet infinies dans leur diversité et dans leur force.
Si cette grande œuvre venait à se rejouer dans les parages, il faut vous offrir
ce moment, autant de beauté c’est un cadeau d’une valeur inestimable ! Je
sais, son nom est difficile à retenir mais faites un effort : Teshigawara.