Maintenant que
le festival de Cannes est terminé, que c’en est fini du plateau du Grand
Journal où les stars avaient à peine le temps de répondre aux questions idiotes
d’Ariane Massenet, les critiques vont bon train sur la piètre qualité de la sélection,
la partialité du président Moretti, l’injustice insupportable qui n’a pas primé
le nouveau Leos Carax, et patati et patata… il est donc temps de parler des
grands films qui oui, se logeaient plus ou moins discrètement dans les
différentes sélections de cette année. J’aime bien jouer la VIP… hé hé, et il
suffit pour cela de dégoter - avec un peu d’aide, il se reconnaîtra - les
salles parisiennes qui proposent en avant-première les films cannois dans les
sélections Officielle, Un certain regard et La Quinzaine des réalisateurs. J’ai
pu découvrir ainsi le dernier film de l’Iranien Abbas Kiarostami, intitulé Like someone in love.
Rin Takanashi dans Like someone in love |
Une entrée en
matière aussi déroutante que brillante : nous sommes dans un bar de Tokyo. Plusieurs
clients, hommes et femmes attablés, sont dans le champ de la caméra. Au premier
plan, un bout de table sur laquelle un verre à moitié plein laisse penser que
quelqu’un se trouvait plus tôt assis sur la chaise qui nous fait face, à
présent vide. Le plan est fixe mais la mobilité des personnages dans le cadre anime
l’image. Une voix féminine, claire, se détache du brouhaha et semble se
défendre face à un petit ami jaloux qui lui demande où elle se trouve. Bonne
question en effet, le spectateur s’interroge aussi : où se trouve-t-elle,
cette femme qui parle ? On cherche des yeux la bouche dont sortiraient ces
mots, on ne la trouve pas… Le petit ami, que l’on n’entend pas, doit insister
puisqu’elle se répète, précise qu’elle est bien dans le bar Y avec une
amie ; elle lui demande de ne pas recommencer avec ses questions
suspicieuses… Enfin, une jeune Japonaise aux cheveux rouges située droite cadre
et qui était jusqu’ici de profil face à un interlocuteur qui lui est hors champ,
nous met sur la voie. Elle tourne régulièrement la tête vers la caméra, semble
s’impatienter. La voix féminine off continue. Ce n’est pas celle de la jeune
femme aux cheveux rouges qui finit par se lever et s’installer de l’autre côté
de la table sur la chaise vide. Elle interroge du regard la personne située en
face d’elle que nous ne voyons pas puisqu’elle est à la place de la caméra. La
voix off se précise, proposant au petit ami de parler à sa copine. Entre dans
le champ une main qui tend le téléphone à la jeune femme aux cheveux rouges. Nous
venons ainsi d’identifier une conversation téléphonique, raison pour laquelle
nous n’entendions pas les propos du petit ami. A peine avons-nous compris que
le premier contre-champ du film confirme : une jeune femme au profil plus
sage, Akiko, est en effet assise de l’autre côté de la table. Contrariée, elle
invite son amie à prendre l’appareil et à confirmer au petit copain possessif
qu’elle dit la vérité : oui, elles sont ensemble au bar Y.
Si je prends
le temps de détailler ce premier plan, c’est parce qu’il illustre à lui seul la
maîtrise et la finesse d’écriture de Kiarostami. Il conjugue une apparente
simplicité formelle avec une grande richesse narrative. Si Akiko tarde à
apparaître à l’écran c’est qu’une part de mystère l’entoure, la suite du film
confirmera cette nature secrète. Si elle cherche tant à convaincre son petit
ami du lieu où elle se trouve, c’est parce que bien sûr elle n’est pas là où elle lui dit être, elle lui cache l’essentiel de son emploi du temps. Nous apprendrons
à mesure de l’intrigue pourquoi. La
jalousie du fiancé est donc fondée et distribuera en partie les cartes
dans les événements à venir. D’emblée donc, avec cette première scène, le
cinéaste nous prend de cours. Il nous plonge dans une histoire qui a démarré
avant qu’il ne place sa caméra, avant que le film ne commence. Bien souvent, un
film fait démarrer une intrigue sous nos yeux. Idem pour le dénouement, comme
si la vie des personnages, pour ce qu’elle offre d’intéressant sur un épisode
donné, trouvait une conclusion à la fin du film. On sort alors satisfait, c’est
clos. Kiarostami, lui, préfère adopter un autre procédé : il part du
principe que l’histoire a commencé hors caméra, ce en quoi il a raison. Elle
continuera sans nous également, comme l’illustrera la fin de son film. Entre
les deux, un espace temps mesuré où les personnages vivent un moment que nous sommes
invités à partager. Kiarostami joue avec les conventions habituelles
du rythme qui imposent d’éviter les temps morts, d’être efficace, de pratiquer
l’ellipse, etc. Il traite le temps et de ce fait, les rapports qui se tissent
entre les personnages dans ce temps, comme nous pourrions l’expérimenter dans
la réalité ; il laisse s’installer les scènes, donnant au temps le pouvoir
de créer du lien entre les êtres, de les interroger sur l’autre, de ressentir
un climat, d’être intrigué par une situation et d’y réagir…. Les personnages ne
cessent de composer avec les imprévus, avec les répliques qui leur sont
adressées. Ce rythme donne une impression de réalité très forte. C’est une vision singulière de l’écriture
cinématographique. Nous assistons,
éblouis, à un temps qui raconte l’humain, qui donne aux scènes une puissance
d’émotion toute particulière. La beauté formelle des plans séquence vient servir
la complexité des rapports entre les personnages. La forme sert le fond avec
subtilité. Tout est absolument japonais dans le film, à commencer par les
acteurs, les codes culturels, la ville. Tout est absolument universel dans ce
qui est dit des sentiments humains.
Je vous laisse
le plaisir de découvrir l’intrigue puisque j’ai largement défloré la scène
d’ouverture ! Entre 22h à la sortie du bar où se trouvait Akiko et le
lendemain midi, une histoire oscillant entre fantaisie et gravité illustrera comment
chacun des personnages, à sa façon, se comporte like someone in love. Y compris un vieux professeur distingué de 82 ans.