Mieux vaut avoir lu le roman pour découvrir cet article.
Qu’il est bon
de tomber dans le piège tendu par Delphine de Vigan dans son dernier roman !
Comme beaucoup d’entre nous, elle
a pu observer que la fiction « inspirée de faits réels » ou « d’après
une incroyable histoire vraie » ont la cote. Elle a raison, à croire
que c’est la nouvelle caution pour adhérer à une histoire dans un film ou un
roman : qu’elle se soit réellement passée. Pourtant, quiconque a fait des
études de littérature comme de Vigan sait qu’au jeu de la fiction versus la
vérité, on peut tergiverser longtemps, tout l’art du romancier étant de faire passer
pour vrai ce qui ne l’est pas avec la complicité bienveillante de son lecteur.
Le plaisir de la lecture fictionnelle, son ambiguïté aussi, sont contenus dans
ce contrat tacite puisque l’auteur maquille, transforme, invente tout en
puisant dans son expérience et celle des autres, volant de ci de là à la vraie
vie et aux vrais sentiments ce qui fera la chair de son intrigue.
Delphine de
Vigan est bien placée pour en parler : le succès de son roman précédent Plus rien ne s’oppose à la nuit l’a
plongée dans ce débat vieux comme Sainte-Beuve. Dans D’après une histoire vraie, elle se remet donc en scène et part de
son état semi dépressif suite au succès inattendu du livre où elle dévoilait le
drame de sa mère bipolaire. Tant d’écho chez les lecteurs, tant de
manifestations d’affection devant cette boîte de Pandore soudain ouverte qui a
soulagé tant de gens marqués eux aussi par une bipolarité « honteuse »,
la mettent dans une position délicate : a-t-elle « vendu sa mère » ?
Blessé l’entourage familial devant de telles confessions comme lui crache au visage un anonyme qui ne cesse de lui envoyer des lettres d'insultes ? D’avoir flirté de si
près avec la sphère autobiographique et intime la questionne sur sa légitimité
d’auteur, sur la dimension vampirique du travail d’écrivain. Au point de ne
plus pouvoir écrire. C’est la panne. La remise en question foncière d’un
écrivain qui ne sait plus quoi écrire, qui ne sait plus si elle a trahi ou
livré un travail brillant et périlleux de romancière.
C’est alors que L.,
rencontrée à une soirée, entre dans sa vie. Nous sommes
prévenus dès les premières pages : L. va doucement prendre possession de
Delphine, lui pomper énergie et créativité sous couvert d’une protection
amicale quand personne d’autre ne comprend les tracas de l’écrivain qui a peur
d’elle-même et de son écriture. Delphine est à la fois fascinée et
inquiète de l’ascendant que L. prend sur elle. Pourtant, L. lui devient nécessaire,
incarnant tout ce qu'elle ne parvient pas à être. L. est entière et
insolente, sûre de sa beauté et indépendante, elle pose les questions qui font
mouche, elle a une intuition de l’autre inouïe, une écoute dont peu sont capables. L. est nègre pour des
célébrités dont elle écrit les mémoires. L. n’a pas de frustration ou d’angoisse
d’écrivain. Un peu de documentation et hop ! elle s’empare de la vie des
autres dont elle fait son miel et se lance dans la rédaction de la vie des
autres. Sans états d’âme. Sans questionnement éthique. Et sans s’exposer. Tout
le contraire de De Vigan qui est tombée dans les affres du questionnement sans
réponse qui l’isole et l’empêche d’écrire. C’est alors que L. joue sa carte
décisive : pousser Delphine à écrire « le livre fantôme » qu’elle
n’ose assumer, la suite de la parution de Rien
ne s’oppose à la nuit, ses conséquences et dégâts collatéraux parce que ses
lecteurs ne veulent plus que la vérité qui entoure Delphine de Vigan. Ses tripes, sa
vraie vie avec François, ses enfants. Ce qu’elle leur a donné dans le roman qui
a fait tant de bruit…
De cet
entrelacs de fictions hypothétiques et de questionnement sur les frontières
entre fiction et vérité, de Vigan enchâsse avec brio de quoi nous remuer les
méninges. A notre tour, lecteurs, on tombe en pleine réflexion consciente : Delphine la narratrice a-t-elle réellement subi l’emprise de cette L. ? S’est-elle
coupée du monde pour vivre cachée cette amitié exclusive qui l’entraînait vers le
fond ? On oscille, on s’inquiète, on dévore les pages en quête d’une
réponse pour savoir si de Vigan la romancière nous mène en bateau ou pas. Ce qui est sûr, c’est
qu’une sincérité dont on ne peut douter habite ce roman cérébral et jubilatoire.
Les doutes d’un auteur, sa fragilité, la douleur d’écrire après un succès
inattendu, le bien-fondé de sa démarche, sa peur devant la page blanche... Que L. soit un double fantasmé de
l’auteur - soit la femme sublimée qui vient à sa rescousse quand la part sombre
d’elle-même prend les commandes - ou une femme en effet rencontrée à un moment
clé de sa vie, le thème du double de l’écrivain est abordé avec
beaucoup d’intelligence. L. (qui sonne comme Elle, sans doute à dessein), qu’elle
soit « inventée pour mieux l’écrire » ou une métaphore du double de l’écrivain,
concentre la délicieuse ambiguïté du matériau dont dispose le créateur. Avec ses allures de thriller psychologique où
la folie n’est pas loin, D’après une
histoire vraie parvient à questionner la fiction dans une structure aussi vertigineuse
que ludique. Et c’est très fort.