Louise de Vilmorin vers la fin de sa vie à Verrières |
Femme de lettres et journaliste, Louise de Vilmorin (1902-1969) naquit et
mourut en Normandie à Verrières. Dans l’intervalle elle voyagea beaucoup, tomba amoureuse d’hommes illustres comme Malraux, tint salon et écrivit quelques
bijoux de romans et poèmes. Les romans Madame
de et Julietta ont tous les deux
fait l’objet d’adaptation cinématographique, c’est ainsi que j’ai découvert
pour ma part Madame de signé de Max
Ophüls, film délicat et tragique où la jeune Danielle Darrieux illumine
l’écran. Lorsque je me suis penchée sur le roman original,
c’est un style à la classe absolue qui m’a frappée. La beauté de la langue classique sert d'écrin à une pensée insolente et critique, et véhicule des images fortes. A cet art-là, l’auteur pleine d'esprit excelle
comme son ami Cocteau avec qui elle entretenait une correspondance régulière. Quelques exemples pour le plaisir, tirés de Madame de :
" L’amour, en traversant les âges, marque d’actualité les événements
qu’il touche."
" - Madame, en me décevant, vous avez atteint en moi un sentiment que
vous aviez fait naître et que vous gouverniez. Vous l’avez réduit à prendre sa
retraite : ne comptez plus sur lui."
"Elle passa la nuit dans un état de langueur angoissée qui la privait à
la fois du bonheur et de remords."
Ou, évoquant celle qui se
meurt : " Elle gisait aux frontières
de sa beauté prochaine."
C’est pas superbe ?!
Dans Madame de comme dans Julietta, des objets a priori
inoffensifs deviennent des outils de transaction amoureuse et déclenchent les
rebondissements en chaîne. Mme de , grande bourgeoise endettée, décide de vendre
une paire de boucles d’oreilles que son mari lui avait offertes pour leurs noces.
Elle raconte les avoir perdues mais M. de ne tarde pas à découvrir le manège. A partir
de là – orgueil oblige dans la bonne société de l’époque – personne n’ose
avouer et la paire de boucles voyage, repassant régulièrement dans les mains du
même bijoutier. A travers le bijou se joue un triangle amoureux tout en retenue
qui, à lui seul, évoque la haute bourgeoisie du début du XXème et ses
codes : quand le couple se vouvoyait, cohabitait mais ne partageait pas la même
chambre ; quand on avait maîtresse et amant mais en toute
discrétion et où l’on était très, très préoccupé de sa réputation... c'est pourtant l'amour du mari trompé, bouleversant de dignité, qui s'illustre à l'issue de ce drame bourgeois.
Dans Julietta, c’est un étui à cigarettes
oublié dans un train qui décide de la rencontre entre Julietta, jeune fille rêveuse
à l’âme d’enfant qui souhaite « inventer sa vie », et André Landrecourt.
Se met en place dans la maison de campagne de Landrecourt un jeu de cache-cache
entre Julietta qui a investi le grenier
de la maison et le pauvre homme qui reçoit sa fiancée Rosie aussi belle que snob. Il s’entête à
vouloir cacher l’invitée surprise à sa maîtresse, là encore parce qu’il a commencé par mentir et
qu’il est contraint d’assumer la mascarade, s’enfonçant de plus en plus dans
les situations délicates. Les scènes comiques se multiplient avec la fantaisie
d’un vaudeville et la poésie propre à Louise de Vilmorin.
Madame de et Julietta sont des romans aussi
divertissants que subtils : de vraies œuvres d’art.
EXTRAIT :
Landrecourt commence à comprendre
qu’il est amoureux de la troublante Julietta bien qu’elle lui complique grandement
son week-end avec Rosie :
"Landrecourt en pensant à Julietta pensait aux conséquences du mensonge
qu’il avait fait à Rosie. Par ce mensonge, il avait mis Julietta en évidence,
pour lui-même et lui seul, sur une scène interdite aux regards et offerte à une
action sans limites de temps, dont ils étaient les uniques personnages. Il lui
avait ouvert un enclos en marge de l’ordinaire où elle avait installé sa
chambre comme un enfant se construit au jardin le repaire de ses vœux, la
cabane où il installe sa vie, exerce sa
fierté, son idée de l’avenir et son goût de l’autorité ; le toit sous
lequel il veut passer la nuit comme si les heures du sommeil et du rêve
devaient consacrer la réalité de son entreprise et celle, plus importante
encore de son individu. Landrecourt en cachant Julietta lui avait permis de se
montrer à lui tout entière, dans toute sa vérité."