Ma
bibliothèque est à elle seule un bon indicateur car faute de place, je n’y
range que les bons livres. Karoo, signé
d’un nouveau venu pourtant déjà mort, Steve Tesich, vient d’y trouver sa place aux côtés de Coetzee et Salter. D’origine serbe, Tesich a grandi en Angleterre
puis aux Etats-Unis et a connu un étonnant parcours. Il a été lutteur,
cycliste, a étudié la littérature russe à Columbia… Il s’est mis à écrire des
pièces de théâtre pour Broadway, quelques scénarios dont l’un a été oscarisé en
79, et enfin deux romans dont Karoo,
l’ultime, achevé peu avant sa mort brutale en 98. Il aura fallu plus de dix ans
pour que le livre soit traduit et publié en France, une chance tardive pour ce
grand, grand roman.
Karoo, c’est
le nom de famille du héros qui se raconte. Il est en instance de divorce, alcoolique
mais désormais « sobre comme un chameau » soit imperméable à toute ébriété,
et gagne beaucoup d’argent dans sa fonction de script doctor. Il bidouille de mauvais scénarios pour les rendre
moins mauvais ou il ôte aux bons scénarios leur substantifique moelle selon des
critères plus commerciaux. Ecrivain frustré, il a épousé Diana qui lui a
toujours dicté son comportement au point que même divorcer d’elle est un défi.
Combien de repas de divorce où il est fermement décidé à ne pas lui céder et
qui se clôturent sur un parfait statu quo ! Ensemble ils ont adopté Billy,
vingt ans, jeune homme adorable et cultivé, en demande d’affection face à un
père qui s’y refuse. Karoo vit à New York, a pris du ventre et de l’importance.
Seulement voilà, Karoo n’est pas heureux. Karoo est passé à côté de l’essentiel
et à cinquante ans passés, il commence à s’en apercevoir. Et c’est la panique. C’est
un événement précis qui déclenche cette prise de conscience tardive.
Saul Karoo a
pour mission de visionner le film d’un grand cinéaste américain qui, selon son
producteur, a réalisé un navet. A Saul de visionner le film puis si besoin les
rushes pour proposer de quoi sauver le mauvais film. C’est en fait un vrai
« petit chef-d’œuvre » qu’il découvre. Rien, absolument rien à
modifier, Saul en est bouleversé, et c’est le premier hic. L’autre hic,
c’est que dans le film une jeune comédienne fait une apparition, unique, car
toutes ses scènes ont été coupées au montage. La route de Karoo va croiser
celle de la jeune femme et… pour des raisons que je tairai, Karoo va prendre de
grandes décisions et faire de son mieux pour être, croit-il, un homme meilleur.
Mais Karoo est un homme de fiction. Il rêve. Il croit pouvoir orchestrer les
relations entre les personnes comme il rafistole les intrigues dans la fiction.
De telle façon que ça l’arrange. Que le drame, l’émotion soient là. Qu’il soit l’ordonnateur
qui huile tous les mécanismes pour parvenir au meilleur dénouement avec si
possible, un coup de théâtre. Mais la vie n’est pas la fiction, évidemment…
Karoo s’est
toujours gardé d’exprimer ses sentiments surtout auprès de ceux qu’il aime.
Résultat, il ment et sous ses grands airs de « made in Hollywood », c’est
un homme qui s’écrase tout le temps et pratique l’esprit d’escalier en
virtuose. Parce que dire son fait à des interlocuteurs qui comptent (le
producteur qui le fait travailler, sa femme, son fils) comporte des risques et
l’expose dans ce qu’il est vraiment. En revanche pratiquer l’humour noir,
courir les mondanités et bavasser le préservent de toute intimité avec
autrui. C’est son arme de faible qui a du cœur et des sentiments mais qui en a
peur. Ainsi donc, Karoo ne parle avec sincérité que dans sa tête, ce dont
profite avec un immense plaisir le lecteur. A ce stade vous pensez
peut-être : « il est odieux ce type » ; détrompez-vous, la force du livre est là ! Saul, pour égoïste, cynique, lâche
qu’il est et j’en passe, est d’une telle lucidité sur lui-même, d’une telle
naïveté aussi qu’on se surprend à l’aimer, à le comprendre, à vouloir qu’il
fasse les bons choix. L’alternance entre les conversations intérieures qu’il a
avec lui-même et la réalité de son comportement est très efficace :
apparaît le bonhomme dans toute sa vérité, bourrée de paradoxes bouleversants.
Ce roman est
une merveille car y est concentré tout ce qui fait un grand
livre : un ton propre dès les premières pages, un personnage terriblement
attachant malgré sa mauvaise foi, une intrigue façon poupée russe où le
spécialiste ès fiction Saul devient le héros d'une
histoire qui lui échappe, des événements en cascade d’une logique imparable qui
sont pourtant des surprises. Et enfin, entre les lignes virtuoses, entre les
dialogues savoureux et drôles, une réflexion sur la difficulté d’être et
l’absurdité d’un monde incarné par Hollywood et ses miroirs de perfection
mensongère. Le genre de roman si vivant, si parfait qu’on est triste de le
refermer...
Alors si vous avez la chance de
ne pas l’avoir encore lu, entrez dans la vie chaotique de Karoo et découvrez un
grand auteur parti trop tôt.
EXTRAIT :
Saul ne cesse de remettre à plus tard son travail sur un scénario à
réécrire qu’il a déjà réécrit deux ans plus tôt. Dans son bureau, il lit le
journal :
"D’autres infos sur la
Roumanie dans le Times. Les étudiants
qui ont fait la révolution et renversé l’ancien régime ne savent pas comment
former un nouveau gouvernement. Ceux qui savent former un gouvernement sont de
l’ancien régime renversé par les étudiants. Ce sont ces gens-là qui sont en
train de revenir au pouvoir. Les étudiants se sentent trahis.
J’ai de la sympathie pour eux. Je
trouve qu’il y a beaucoup d’analogies entre les troubles en Roumanie et ma
propre vie. Pauvres étudiants… S’ils pensent qu’ils ont été trahis, là, qu’ils
attendent seulement de grandir un peu et qu’ils commencent à se trahir eux-mêmes.
Les choses commencent vraiment à mal tourner quand vous n’avez plus que vous-même
à renverser pour que votre vie s’améliore.
Je tourne une page."
Karoo, Steve Tesich (paru aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, puis en poche chez Points)