Pascale
Ferran la courageuse, qui voilà quelques années dénonçait avec élégance mais
fermeté les dysfonctionnements d’une certaine production française en recevant son
César, revient aujourd’hui avec un film bien différent de sa merveilleuse Lady Chatterley. Ici, point de costume
d’époque, point de scène érotique, point de campagne. Plus citadin que jamais, son
film dessine avec une justesse et une poésie qui font sa signature le monde
actuel et à l’intérieur de celui-ci, deux âmes qui lâchent prise.
Dans Bird People, nous sommes plus que jamais dans le monde
d’aujourd’hui qui va à cent à l’heure, celui de la ville supra moderne, entre l’aéroport
de Roissy et son hôtel Hilton dont les chambres impersonnelles dominent
le tarmac. Impersonnel, le constat sera vite démenti. Entre ces murs, dans ce
monde-parenthèse où les voyageurs ne sont qu’en transit, c’est bien de l’humanité
de deux individus qu’il va s’agir.
La scène
d’ouverture nous met sur la voie : dans le RER, la caméra s’arrête nombre
de fois sur des voyageurs, des voix off intérieures éclairant leurs pensées du
moment : l’un fait ses comptes, l’autre récapitule les éléments de son
speech chez un client, une adolescente sourit à la réception d’un sms… Sur qui
s’arrêtera plus particulièrement la caméra de Ferran ? A quelle personne
va-t-elle s’intéresser de plus près ? Oui, dans la ville, ici dans le RER
et parmi la multitude de gens qui y circulent, ce sont quantité de
problématiques, de vies, de questionnements, d’émotions qui cohabitent en
silence et qui toutes sont susceptibles de nous passionner pour peu qu’on
prenne la peine de tendre l’oreille. Combien de fois me suis-je demandé quelle
pouvait être la vie de mon voisin de métro ? La raison de son air triste,
concentré, joyeux ou fatigué ?
C’est sur le gracieux visage
d’Audrey (Anaïs Demoustier) que la caméra s’arrête finalement. Elle, elle est
en train de calculer dans sa tête le temps infini qu’elle passe dans les
transports, par jour, par semaine, puis par mois. « Putain ! 40
heures par mois ! », conclut-elle. Elle en est là de ses considérations
lorsque le RER fait halte dans une gare et qu’un moineau vient se poser sur le
bord de la vitre, la distrayant de ses comptes et suscitant un sourire sur ses
lèvres.
Etudiante, Audrey se rend à
l’hôtel Hilton où elle a un job de femme de chambre. Elle enchaîne les gestes
répétitifs dans des suites laissées en foutoir, charge
minutieusement son chariot du nécessaire, observant de-ci de-là les effets
personnels de chaque client tout en rangeant, curieuse mais jamais indiscrète,
la tête tournée vers le ciel dès qu’elle peut pour y apprécier l’air estival
qui ne pénètre que par des baies vitrées qu’on ne peut qu’entrouvrir. Et
derrière ces gestes mécaniques, la pensée d’Audrey s’évade… La mise en
scène de Pascale Ferran est un modèle de maîtrise, parvenant à filmer des
inquiétudes et des joies muettes. Les heures passent, il est temps de reprendre
son RER et de retrouver son minuscule studio parisien où elle vit seule,
regardant en souriant la vie des voisins d’en face qui s’agitent, parlent,
cuisinent. C’est sûr, Audrey rêve d’une autre vie que ce job alimentaire. Elle
est à la fac le reste du temps, est censée y avoir des amis qu’on ne verra
d’ailleurs jamais, à l’exception d’une collègue de l’hôtel (Camélia Jordana,
chanteuse, un choix de casting surprenant mais sa prestation, modeste dans le
film, est juste).
De son côté Gary
Newman - pensons à la traduction française de son nom de famille - (Josh Charles), entrepreneur américain en voyage d’affaires, décide brutalement de ne pas
prendre son avion le lendemain pour Dubaï, Dubaï où il doit conclure un contrat
décisif pour sa boîte. Il ne part pas, remet toute sa vie en question entre les
quatre murs de sa chambre et décide de ne plus revenir chez lui, de
quitter son job, sa femme et ses enfants. Pour quel avenir ? Il ne sait
pas encore ce qu’il vivra mais il sait ce qu’il a décidé de quitter.
L’époque technologique est telle
que Gary peut tout régler depuis son hôtel : appel à son associé, à son
avocat, longue conversation sur skype avec son épouse qui se trouve à San
Francisco… D’un clic sur le clavier de son ordinateur, d’un appel sur son
mobile, d’un mail de quelques lignes où le choix d’un adjectif émet une nuance et
qu’il envoie d’un clic… Tout sera décidé, réglé, orchestré via le virtuel du
numérique pour décider d’un changement de cap et de vie, lui bien réel. Ainsi
va notre monde, vite, peut-être trop vite, mais ce qui ne change pas c’est
l’humanité de chacun qui elle, se nourrit toujours du rapport à l’autre,
au-delà de la vitesse des machines et de la fureur du quotidien.
Pour Audrey, une transformation
va avoir lieu, confirmant son désir de liberté et son goût pour la beauté des choses qui peut transparaître derrière un mégot, la
main d’un homme endormi ou encore l’aéroport et ses bretelles d’autoroute à
l’infini dans la nuit.
Ces deux personnages,
Gary et Audrey, se croiseront et pas de la façon qu’on imagine, c’est
un talent de la cinéaste qui sait jouer avec notre curiosité de spectateur et avec
les schémas narratifs dont on a l’habitude. De même qu’on ne savait pas sur
quel visage, quelle histoire s’arrêterait sa caméra dans le RER de la première
séquence, tout au long du film on s’interrogera sur la façon dont Audrey et
Gary auront l’occasion de faire connaissance. Car comme Audrey le fait
remarquer à son père qui, au téléphone, lui vante l’avantage de son job qui est
de pratiquer l’anglais avec les clients : « Ah oui ? Parce que
toi quand tu es à l’hôtel tu discutes avec les femmes de chambre ? ».
Et bien oui, un homme d’affaires en pleine remise en question sort de sa
chambre après plusieurs jours comme de sa coquille en homme presque neuf et il peut
rencontrer une femme de chambre qui elle aussi a connu une expérience qui vient
de tout changer. L’un comme l’autre, ils lâchent prise et c’est ce que la
cinéaste raconte avec beaucoup de talent même si le rythme du film est un peu
inégal entre les trois parties qui le composent.
Je ne suis pas
d’accord avec certains critiques qui ne voient dans Bird People que la réplique française, en moins bien évidemment hein, de
Lost in Translation. La fille Coppola
s’intéressait à deux solitudes perdues dans un Japon dépaysant qui annulait
leurs repères, les poussant l’un vers l’autre parce que semblables en un
certain nombre de points. Ferran s’intéresse moins à la rencontre de deux
solitudes qu’à ce qui précède cette rencontre : le cheminement intérieur, l’humanité qui
déjoue un environnement frénétique qui ne va pas au rythme des cœurs, ouvrant
la voie des possibles en finissant par la rencontre.
Je suis sortie de la salle,
j’ai regardé le ciel, les quelques oiseaux qui y volaient, j’ai senti le vent. Oui, on peut. On veut. On ira. Et on verra.