Le film
lauréat de la Palme d’or est un film superbe tant sur le plan formel que sur le
plan narratif. Un dépaysement pour quiconque découvre ce bout d’Anatolie, paysage spectaculaire de steppes et de montagnes enneigées avec en son cœur, un
tout petit village aux maisons troglodytes, théâtre de conflits larvés. Le film
naviguera sans cesse entre des intérieurs claustrophobes et l’horizon sans fin
des paysages lunaires, à l’image de personnages jusqu’ici repliés sur eux-mêmes mais
contraints de se tourner vers l’extérieur qui vient les troubler. Dans cet
hiver anatolien, sommeillent en effet des conflits. D’où surgira
l’élément déclencheur qui déliera les langues et blessera les cœurs ?
Nous entrons
dans la famille de Monsieur Aylin, rentier d’une soixantaine d’années à la
maison cossue qui gère l’hôtel Otello, quasi vide en cette saison à l’exception
d’un couple de Japonais et d’un motard de passage. M. Aylin possède aussi
nombre de terres et de maisons qu’il loue, comme le faisait son père avant lui.
Il est marié à une belle et jeune femme, Nihal, qui s’ennuie et tente
d’exister en se consacrant à des œuvres de charité ; sa sœur récemment divorcée
vit également avec eux ainsi que Fatma, la bonne, et l’homme à tout faire
Hidayet. Ancien acteur, M. Aylin est pétri de culture livresque et envisage
dans son bureau-refuge, entre deux éditoriaux intelligents rédigés pour la
gazette locale, de consacrer un ouvrage à l’histoire du théâtre turc. Mais le
plus dur est de commencer et pour cela, ne pas être distrait par des problèmes
annexes. Un peu malgré lui, il lui faut endosser son rôle de notable dont les
locataires, au chômage pour certains, ne payent pas. Ainsi est-il confronté à
l’attaque d’un jeune garçon sur la route qui jette une pierre sur sa voiture.
Nous ne tarderons pas comprendre que cet enfant venge son père, locataire sans
le sou qui après des mois d’impayés a reçu la visite des huissiers… Pour régler
ces questions déplaisantes, M. Aylin est habituellement secondé par le fidèle
Hidayet, sauf lorsque le locataire s’entête à venir le trouver directement pour
obtenir sa compassion et là, M. Aydin est mal à l’aise, irrité aussi, il ne
sait pas quoi faire des jérémiades de ce monsieur. Ainsi donc, M. Aylin est riche
et il est confronté à beaucoup plus pauvre que lui. Pour cela, il n’est pas
aimé et il commence à le comprendre.
Dans ses
rapports conjugaux, M. Aylin ne peut en revanche user d’aucun intermédiaire. Il
lui faut composer avec les états d’âme de sa jeune épouse, Nihal. Elle vit de
son côté de la maison – elle tarde d’ailleurs à apparaître à l’écran et n’est
évoquée dans un premier temps qu’à travers les allusions qu’en fait M. Aylin –.
Dans la première scène où elle apparaît, une tension entre les époux est ainsi tout
de suite palpable. Très aimable avec l’invité d’Aylin alors présent, Nihal se
fait dure lorsqu’elle s’adresse à son mari. Elle aussi, à sa façon, se sent
méprisée par son époux. Il ne prend pas au sérieux le collectif qu’elle a créé
pour remettre en état l’école du village. Elle le trouve insensible à la
pauvreté qui les environne. A croire qu’Aylin n’est pas beaucoup aimé chez lui
non plus et c’est encore l’argent qu’il possède et pour lequel, c’est vrai, il
n’a pas beaucoup travaillé, qui le met dans une position délicate.
Ainsi allons-nous
approcher 3 heures durant les rapports complexes qui existent entre les
personnages. Sur quelques jours, c’est au travers d’une succession de scènes
aux dialogues longs et acérés, à la fois
réalistes et littéraires et où les non-dits finissent par laisser place aux reproches,
que M. Aylin est confronté au jugement sévère de son entourage : sa femme,
sa sœur, l’instituteur du village... D’apparentes digressions philosophiques
sur le bien et le mal font leur apparition dans les dialogues où s’inscrit en
réalité le sujet principal du film : comment le poison est-il distillé
entre les êtres et qui est responsable de la tournure que prennent les
choses ? Faut-il lutter contre le mal ? Aylin, le notable cultivé qui se
croyait exempt de reproches, est tour à tour critiqué ce qui le pousse à se
remettre en question. Il n’aurait donc rien compris aux êtres qui l’entourent. A
moins que, comme le cinéaste turc l’emprunte à Shakespeare, « la
conscience ne [soit] qu’un mot à l’usage des lâches, inventé tout d’abord pour
tenir les forts en respect ».
Nul doute que
chacun trouvera dans ce film humaniste et ambitieux des échos à ses propres
réflexions sur notre comédie humaine.
Aylin dans son bureau, dérangé par sa sœur , pas toujours aimable... |