Doux
euphémisme que ce titre. Loin de distiller une touche de poison, la Chine qui
devait s’éveiller l’a fait à vitesse grand V et elle a piégé ses
ressortissants dans un néo-libéralisme soudain et violent. L’argent a le pouvoir,
s’enrichir est devenu une obsession et tant pis pour ceux qui ne supportent
pas la cruauté du système. Deux possibilités s’offrent alors à eux :
continuer à subir, s’intoxiquer lentement au contact d’un poison intérieur,
celui de la révolte qui doit se taire ; ou au contraire passer à l’acte,
retourner cette violence contre l’oppresseur ou pire, contre eux-mêmes.
L'acteur Jiang Wu dans A touch of sin |
A travers
quatre personnages en souffrance qui lui ont été inspirés par des faits divers
récents, le cinéaste Jia Zhang-Ke raconte comment chacun d’eux succombe à un
acte de violence. Un mineur est confronté aux magouilles de l’exploitant de la
mine de son village, ancien camarade de classe qui s’est outrageusement enrichi
tandis que le village continue à crever la faim. Il est révolté, il tente de
convaincre ses camarades mineurs du scandale, invective, dénonce… Un jeune père
de famille vit comme un voyou, va de ville en ville où il tire sur quiconque a
de l’argent avant de s’en revenir au village retrouver femme et enfant et de
déposer sur la table son butin. Une réceptionniste de sauna, dans une autre
région, a l’âme en peine, aimant un homme marié. Cette amoureuse clandestine
subit par ailleurs le mépris des clients du sauna qui la traitent telle une
pute. Enfin, un jeune homme cherche à travailler : de petit boulot en
petit boulot, atterrissant dans un club pour hommes riches qui fantasment sur
des jeunes filles habillées en gardes rouges. Quatre personnages, quatre
destins tragiques. Le cinéaste va de l’un à l’autre en usant d’un procédé
simple et efficace : la narration à tiroirs. Le deuxième personnage croise
la route du premier, on abandonne alors le premier qui vient de commettre
l’irréparable pour se focaliser sur le personnage suivant, et ainsi de suite, ces
quatre nouvelles s’enchâssant ainsi dans un délié parfait.
Tous subissent
et tous vont se révolter. Et ils le paieront cher. La Chine dépeinte dans le
film prend pour environnement plusieurs villes et villages, l’imprécision géographique
demeurant, mais le constat est le même partout ; la super modernité côtoie
la ruralité et les restes d’un pays quasi-médiéval, des buffles croisant sur la
route les bétonneuses qui sont utilisées un peu plus loin pour construire un nouvel
aéroport, les terrains vagues voisinant avec les usines high-tech qui emploient
une jeunesse sans avenir autre que celui du travail ouvrier à la chaîne… A l’instar
de cette Chine ancienne confrontée à la Chine moderne, A touch of sin associe réalisme et poésie. Au calme de certains
paysages à l’esthétique superbe – il neige devant un temple sans âge, un camion
transportant des milliers de tomates est accidenté sur une route de montagne,
un feu d’artifice pour le Nouvel An irradie le ciel qui surplombe des champs de
salades à la lisière d’une ville-dortoir en béton – succède la violence des
actes sanguinaires. Le film bascule alors d’un réalisme documentaire à celui des
polars dont l’esthétisme sombre fait place à son tour à celui des films d’arts
martiaux, le rouge giclant sur les visages, souillant les vêtements... L’espace
d’un instant, le réalisme est doublé par l’épouvante de visages habités par le
désespoir, par la folie.
Le film de
Zhang-Ke est une claque que l’on reçoit en pleine figure. Une claque assénée
avec une grande élégance artistique. Un manifeste aussi, qui dit que là où la
valeur de l’argent s’impose, c’est au détriment de la valeur humaine des
individus. C’est un sujet effrayant par bien des aspects, qui met en garde
contre les dérives d’un système capitaliste déjà bien ancré chez nous et qui a fait
des petits dans les pays émergents qui ne tireront leçon - ou pas - de
leurs pères occidentaux qu’une fois le mal fait. C’est bien connu, seule
l’expérience convainc. La Chine est en train de faire la sienne, beaucoup en
paieront le prix. Faites celle d’aller voir ce film à grande valeur
cinématographique et sociologique qui n’a pas le pouvoir de changer l’ordre du monde
mais qui porte sur lui un regard impitoyable. Prix du scénario à Cannes cette
année.