Quand derrière
la plume d’une écrivain se trouve une amie, c’est toujours une impatience un peu
craintive qui le dispute au plaisir de tenir son livre entre les mains. Mon interprétation, mes émotions
correspondront-elles à l’intention de l’auteur ? Dans quelle mesure
l’intimité partagée avec l’amie croisera-t-elle la fiction signée de
l’auteur ?
Joanne est une écrivain, c’est
sûr : musique singulière des phrases, précision d’une pensée complexe dans
ses conflits intérieurs, sensibilité douce-amère, pudeur. Elle nous touche en
plein cœur avec ses mots, nous tutoyant comme elle tutoie son héroïne, elle nous bouscule. Son précédent roman intitulé Le découragement était une subtile réflexion sur l’acte
d’écrire : si difficile et nécessaire à la fois, guidé par l’auteur chéri qui
pousse à coucher sur le papier la réflexion à laquelle il a donné naissance,
empêtré aussi dans le désir de dire avec le plus d’exactitude possible ce qui anime
l’écrivain. Au final, un livre qui donnait plus que jamais le courage d’écrire,
mais plus encore le courage d’entreprendre et de vivre.
Liège, oui : derrière ce titre, une
réplique à double entrée qui évoque tant la réponse détachée de la Liégeoise expatriée qui, face à l’étonnement d’un interlocuteur,
répondrait simplement « Liège, oui, je viens de Liège », mais aussi
le Oui qu’elle souhaiterait répondre à la ville qu’elle a pourtant quittée
quinze ans plus tôt. On ne part pas toujours pour découvrir d’autres horizons.
Non, on quitte aussi sa ville quand elle emprisonne, quand elle coupe les ailes
qu’on se sent pousser dans la maturité de l’amour, dans la vitalité de la
jeunesse qui voit loin devant elle… Mais
il ne suffit pas de quitter géographiquement sa ville pour rompre ses attaches
familiales, solides malgré la lutte pour être plus légère, plus libre.
De retour chez sa mère le temps
d’un week-end, la narratrice est confrontée à la difficulté de se comprendre, de
faire fi des conflits passés et de l’éternelle amertume auxquels son départ a
laissé la place. « Elle attend le retour de son enfant et tu sais ne
jamais pouvoir le lui rendre ». Elle est partie, elle a dit Non, elle
a le culot de vivre dans la ville Lumière, son retour à lui seul rappelle
qu’elle n’a pas voulu de Liège, qu’elle a snobé sa ville natale. Sa mère restée
là-bas pense être méprisée à son tour. Sa fille pourra tout tenter pour ne pas la
blesser, chaque détail de son attitude rappellera à la mère qu’elle a fait le
choix de partir : sa tenue, son rouge à lèvres trop rouge, sa coiffure,
l’accent liégeois disparu, sa façon de fumer sa cigarette, l’évocation de ses
amis et de sa vie parisienne… tout exclut la mère. Alors, maladroitement, la
mère alternera réplique presque tendre pour accueillir sa fille retrouvée et
venin distillé dans des choses infimes qui illustrent sa jalousie pour tout ce
que sa fille a bâti loin d’elle, inscrit contre elle. « Ton identité
doit le silence sur toutes sortes de sujets pour ne pas être une identité
mauvaise, une identité ingrate qui n’accorde pas la moindre indulgence à celle
qui a voulu l’inventer. »
Des photographies de masques cousus – portraits de famille effrayants – introduisent le texte : ils accompagnent en effet l’enfant devenue femme, illustrent ce mélange
entre recul que permet le présent et douleur que ravive le passé. Les sentiments
ambigus de la narratrice à l’égard de la ville sont les mêmes que ceux
ressentis à l’égard de la famille, aimée et tenue à distance par nécessité. Présente et absente, gaie et triste, sûre et fragile, la narratrice voyage dans les
rues de sa jeunesse comme en son cœur ; le paysage est trouble, mais le
désir de pouvoir à nouveau dire « Liège, oui », est bien là.
Liège, oui est publié aux Editions Allia.