jeudi 12 avril 2012

Aventures au coeur de la mémoire, Joshua Foer


Foer ? Ce nom me disait quelque chose… Mais oui, le frangin de l’ami Jonathan Safran Foer qui avait signé il y a quelques années le très beau roman Extrêmement fort, incroyablement près qui s’inspirait du trauma du 11 septembre pour raconter la quête d’un petit garçon dans la ville, à la recherche de son père.
Dans la famille Foer donc, je découvre le cadet, journaliste de son état, tout aussi brillant et singulier que son écrivain de frère. Cet original, à l’occasion d’un papier qu’il doit faire sur les championnats de mémoire des Etats-Unis, va étudier d’« incroyablement près » la question de la mémoire. A ce travail très fouillé, deux motivations principales : il est fasciné par ces férus de l’exercice de mémorisation, capables de se souvenir en quelques minutes de l’ordre de 3 jeux de cartes, d’une suite aléatoire de 30 lignes de chiffres ou encore 50 strophes d’un poème en prose. Et plus intrigant encore, les champions en la matière lui disent avec une sincérité qui ne peut pas être de la fausse modestie, que tous autant que nous sommes, nous pouvons arriver aux mêmes records… avec de l’entraînement. Non, c’est vrai ? Oui mon capitaine, ni une ni deux le journaliste Joshua Foer décide de jouer le jeu et d’expérimenter de l’intérieur la préparation des futurs championnats américains. Il a un an devant lui pour se préparer,  coaché par un ancien champion anglais fan de cricket et éternel adolescent. Ce faisant, Foer va étudier aussi l’histoire de la mémoire dans nos civilisations, rencontrer des spécialistes des techniques utilisées par les plus grands mnémonistes – c’est comme cela qu’on les appelle – et nous faire découvrir par petites touches pratiques comment, nous aussi, exploiter le potentiel de notre mémoire, absolument énorme !!  
Je suis allée de découverte en découverte dans ce livre qui évite l’écueil du catalogue de cas scientifiques étudiés au fil des siècles qui, pourtant, ont beaucoup enrichi la connaissance que nous avons aujourd’hui du fonctionnement de la mémoire.
Et où la situe-t-on la mémoire dans le cerveau ? Où sont « rangées » les choses que nous savons et pour lesquelles nous faisons appel à notre mémoire ? Dans quel hémisphère par exemple, le gauche ou le droit ? Et ben non, mauvais départ, la mémoire est comme mobile, nos souvenirs et connaissances ne sont pas stockés en un endroit défini et unique de notre cerveau. Selon les infos auxquelles ils correspondent, les souvenirs existent comme entre les neurones. Car la mémoire est constituée en fait des connexions qu’elle établit sans cesse entre telle chose et telle chose. Si tel nom ou événement nous revient c’est parce que nous l’avons connecté avec un autre élément qui suscite le souvenir. Par exemple, je me souviens de Paul parce que plus tôt nous avons évoqué Jacques dans la conversation, or c’est Jacques qui m’a fait rencontrer Paul, etc. (caricatural l’exemple, mais au moins c’est clair.) De même parle-t-on toujours de mémoire photographique ou visuelle. C’est le terme vulgaire pour évoquer le fait que ce qui fait appel à une image, donc au sens propre à notre imagination, est ancré plus facilement dans notre mémoire. Moi-même je sais que dans un bouquin, si une phrase est particulièrement évocatrice, qu’elle a suscité mon intérêt, ou m’a émue, je peux la situer dans la page et me souvenir que la phrase était sur une page de droite, plutôt aux 2/3 de la page. Plus facile pour la retrouver si je veux la citer exactement. Et bien cet appel à des images est en effet la clé d’une mémoire très efficace. Depuis l’Antiquité, âge d’or de la pensée où l’oralité était au cœur du savoir puisque l’écrit se faisait encore rare - pas encore de génial Gutenberg à l’horizon, il faudrait attendre le XVème siècle pour que les supports externes à notre mémoire se démocratisent - les hommes faisaient appel en permanence  à leur mémoire, unique outil fiable sur lequel s’appuyer. Ils se constituaient pour cela des « palais de mémoire » et ces palais sont toujours utilisés aujourd’hui par les champions de mémorisation. Le principe en est simple : imaginer un espace, un lieu que l’on connaît très bien : sa maison de vacances ou l’école primaire où l’on a passé 8 ans de sa vie afin de visualiser ce lieu dans les moindres détails (mobilier, matière des choses, escaliers, surfaces, décorations murales, etc.) Se projeter dans ce lieu précis dans un parcours que nous effectuons, allant d’un point à un autre. Placer en divers points de notre parcours à mesure que nous avançons dans ce lieu (porte d’entrée, portemanteau à l’entrée du vestibule, sur le piano du salon…), les choses à se rappeler. Disons par exemple que ces choses à se rappeler seront les éléments d’une liste de courses : beurre, pain, moutarde, lessive, mouchoirs, salade. A mémoriser dans cet ordre dans notre exercice.  Ne pas se contenter de placer le beurre sur le paillasson devant la porte d’entrée mais visualiser une scène émotionnellement forte pour nous avec ce beurre à cet endroit : plus l’image est forte parce que choquante, très drôle, décalée ou dégueulasse, plus elle s’ancrera dans notre « palais de mémoire ». Imaginer par exemple le beurre dont s’est tartinée votre sœur âgée de 4 ans, assise sur le paillasson. Idem pour le pain, une fois dans l’entrée, tel personnage de votre imagination se prend un vrai pain dans la figure et se casse la figure sur le portemanteau du vestibule, et ainsi de suite pour mémoriser dans le bon ordre les autres objets au fil du parcours. Le principe des images fortes, faisant appel au sensoriel et à l’imagination, permet aussi de créer dans une même image un couple d’informations, chaque élément représenté se référant à une idée à retenir. Lorsque le niveau des mnémonistes des championnats augmente, ils font appel à des images qui contiennent en effet plusieurs informations à la fois. Dans l’exercice de la mémorisation de l’ordre d’un jeu de cartes par exemple, ils vont mémoriser les cartes par paires. Une image à eux, en un endroit précis du palais de mémoire, va ainsi illustrer à la fois le couple roi de trèfle - as de cœur, et le fait que c’est la première paire de cartes dans l’ordre du jeu. Idem pour tous les couples de cartes possibles. Dans notre exemple, la sœur de 4 ans sera un référent au roi de trèfle ; tartinée de miel, c’est l’as de cœur qu’elle évoquera, et le paillasson sur lequel elle est assise appellera lui la position de cette paire de cartes dans le jeu à mémoriser…. Fastoche, non ? Ce principe du palais de mémoire est restée la clé de la mémorisation depuis les Grecs, incroyable qu’aucune autre méthode n’ait fait ses preuves depuis… On comprend que de tels efforts d’imagination limitent la durée d’entraînement des champions à une heure quotidienne, quel boulot !  Et l’on comprend aussi, une fois intégré ce principe du palais de mémoire et ses images fantaisistes voire folles, le génial titre original américain de l’ouvrage de Foer : Moonwalking with Einstein. Génial mais peut-être pas très vendeur, hein, il faut avoir été initié au principe quand même pour comprendre le titre et donc le sujet du livre !
Entre autres informations toutes intéressantes, on apprendra combien les as du calcul mental visualisent eux aussi les chiffres, leur attribuant couleurs, formes, textures et comment les combinaisons entre ces chiffres leur permettent en très peu de temps de visualiser le résultat de l’opération sous forme d’image. Individus hors normes dotés de l’aptitude synesthésique, malades dont un hémisphère comme atrophié fonctionne mal et dont l’autre hémisphère déploie des capacités de mémorisation exceptionnelles…. Tous ces éléments nourrissent ce livre rédigé avec talent. Foer convie à un voyage entre science et fantaisie dans l’histoire de la culture et l’évolution de ses supports. Il signale au passage combien notre mémoire à très haut potentiel est devenue flemmarde au fil du temps : de l’apparition de l’imprimerie, en passant par les ordinateurs dont la capacité à stocker de la mémoire est infinie, jusqu’aux bloc-notes des smartphones et autres joujoux d’aujourd’hui qui sonnent pour nous signaler le moindre anniversaire à retenir. Nous n’avons plus ou presque l’occasion d’exercer notre mémoire pourtant hyper puissante, la preuve : Foer, à l’issue de son année d’entraînement, a remporté le championnat des Etats-Unis, mais oui.


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