mercredi 30 mai 2012

Sélection cannoise 1 : "Like someone in love", Abbas Kiarostami



Maintenant que le festival de Cannes est terminé, que c’en est fini du plateau du Grand Journal où les stars avaient à peine le temps de répondre aux questions idiotes d’Ariane Massenet, les critiques vont bon train sur la piètre qualité de la sélection, la partialité du président Moretti, l’injustice insupportable qui n’a pas primé le nouveau Leos Carax, et patati et patata… il est donc temps de parler des grands films qui oui, se logeaient plus ou moins discrètement dans les différentes sélections de cette année. J’aime bien jouer la VIP… hé hé, et il suffit pour cela de dégoter - avec un peu d’aide, il se reconnaîtra - les salles parisiennes qui proposent en avant-première les films cannois dans les sélections Officielle, Un certain regard et La Quinzaine des réalisateurs. J’ai pu découvrir ainsi le dernier film de l’Iranien Abbas Kiarostami, intitulé Like someone in love.

Rin Takanashi dans Like someone in love
Une entrée en matière aussi déroutante que brillante : nous sommes dans un bar de Tokyo. Plusieurs clients, hommes et femmes attablés, sont dans le champ de la caméra. Au premier plan, un bout de table sur laquelle un verre à moitié plein laisse penser que quelqu’un se trouvait plus tôt assis sur la chaise qui nous fait face, à présent vide. Le plan est fixe mais la mobilité des personnages dans le cadre anime l’image. Une voix féminine, claire, se détache du brouhaha et semble se défendre face à un petit ami jaloux qui lui demande où elle se trouve. Bonne question en effet, le spectateur s’interroge aussi : où se trouve-t-elle, cette femme qui parle ? On cherche des yeux la bouche dont sortiraient ces mots, on ne la trouve pas… Le petit ami, que l’on n’entend pas, doit insister puisqu’elle se répète, précise qu’elle est bien dans le bar Y avec une amie ; elle lui demande de ne pas recommencer avec ses questions suspicieuses… Enfin, une jeune Japonaise aux cheveux rouges située droite cadre et qui était jusqu’ici de profil face à un interlocuteur qui lui est hors champ, nous met sur la voie. Elle tourne régulièrement la tête vers la caméra, semble s’impatienter. La voix féminine off continue. Ce n’est pas celle de la jeune femme aux cheveux rouges qui finit par se lever et s’installer de l’autre côté de la table sur la chaise vide. Elle interroge du regard la personne située en face d’elle que nous ne voyons pas puisqu’elle est à la place de la caméra. La voix off se précise, proposant au petit ami de parler à sa copine. Entre dans le champ une main qui tend le téléphone à la jeune femme aux cheveux rouges. Nous venons ainsi d’identifier une conversation téléphonique, raison pour laquelle nous n’entendions pas les propos du petit ami. A peine avons-nous compris que le premier contre-champ du film confirme : une jeune femme au profil plus sage, Akiko, est en effet assise de l’autre côté de la table. Contrariée, elle invite son amie à prendre l’appareil et à confirmer au petit copain possessif qu’elle dit la vérité : oui, elles sont ensemble au bar Y.
Si je prends le temps de détailler ce premier plan, c’est parce qu’il illustre à lui seul la maîtrise et la finesse d’écriture de Kiarostami. Il conjugue une apparente simplicité formelle avec une grande richesse narrative. Si Akiko tarde à apparaître à l’écran c’est qu’une part de mystère l’entoure, la suite du film confirmera cette nature secrète. Si elle cherche tant à convaincre son petit ami du lieu où elle se trouve, c’est parce que bien sûr elle n’est pas là où elle lui dit être, elle lui cache l’essentiel de son emploi du temps. Nous apprendrons à mesure de l’intrigue pourquoi.  La jalousie du fiancé est donc fondée et distribuera en partie les cartes dans les événements à venir. D’emblée donc, avec cette première scène, le cinéaste nous prend de cours. Il nous plonge dans une histoire qui a démarré avant qu’il ne place sa caméra, avant que le film ne commence. Bien souvent, un film fait démarrer une intrigue sous nos yeux. Idem pour le dénouement, comme si la vie des personnages, pour ce qu’elle offre d’intéressant sur un épisode donné, trouvait une conclusion à la fin du film. On sort alors satisfait, c’est clos. Kiarostami, lui, préfère adopter un autre procédé : il part du principe que l’histoire a commencé hors caméra, ce en quoi il a raison. Elle continuera sans nous également, comme l’illustrera la fin de son film. Entre les deux, un espace temps mesuré où les personnages vivent un moment que nous sommes invités à partager. Kiarostami joue avec les conventions habituelles du rythme qui imposent d’éviter les temps morts, d’être efficace, de pratiquer l’ellipse, etc. Il traite le temps et de ce fait, les rapports qui se tissent entre les personnages dans ce temps, comme nous pourrions l’expérimenter dans la réalité ; il laisse s’installer les scènes, donnant au temps le pouvoir de créer du lien entre les êtres, de les interroger sur l’autre, de ressentir un climat, d’être intrigué par une situation et d’y réagir…. Les personnages ne cessent de composer avec les imprévus, avec les répliques qui leur sont adressées. Ce rythme donne une impression de réalité très forte. C’est une vision singulière de l’écriture cinématographique. Nous assistons, éblouis, à un temps qui raconte l’humain, qui donne aux scènes une puissance d’émotion toute particulière. La beauté formelle des plans séquence vient servir la complexité des rapports entre les personnages. La forme sert le fond avec subtilité. Tout est absolument japonais dans le film, à commencer par les acteurs, les codes culturels, la ville. Tout est absolument universel dans ce qui est dit des sentiments humains.
Je vous laisse le plaisir de découvrir l’intrigue puisque j’ai largement défloré la scène d’ouverture ! Entre 22h à la sortie du bar où se trouvait Akiko et le lendemain midi, une histoire oscillant entre fantaisie et gravité illustrera comment chacun des personnages, à sa façon, se comporte like someone in love. Y compris un vieux professeur distingué de 82 ans.

vendredi 18 mai 2012

"A l’aventure" de J-C Brisseau : érotico, mystico, intello


Parfois, un film qui s’annonçait sérieux déclenche un rire auquel on ne s’attendait pas du tout… Loin d’être une connaisseuse de l’œuvre de Jean-Claude Brisseau, je le savais considéré comme un auteur qui avait signé des films intéressants comme De bruit et de fureur. J’avais pour ma part le souvenir de Noce Blanche, qui racontait avec une belle gravité les amours interdites entre un prof de lycée et une élève pas si candide… La jeune fille que j’étais moi-même à l’époque avait été un brin bousculée par l’histoire surtout que le prof était interprété par Bruno Kremer, déjà bedonnant et le visage marqué de verrues pois chiches, ce qui rendait les étreintes entre les deux personnages encore moins sexy… Bref. Esthétisme mis à part, le film était un drame bien mené, juste, bien interprété. Un bon film.
En découvrant A l’aventure, sorti en 2010, je m’attendais à un film sans doute grave lui aussi, et peut-être axé cette fois sur un autre sujet que les fantasmes sexuels de son réalisateur. C’était méconnaître un M. Brisseau vieillissant… La première scène de A l’aventure donne le ton, très « sitcom » : sur un banc de square, 2 copines mangent leur sandwich. La première est grave, songeuse, comme déconnectée des bavardages de la seconde qui lui reproche d’être « hyper chiante en ce moment ». Intervient soudain un faux sage de la soixantaine, chauffeur de taxi de son état, qui se met à philosopher sur le fait que les pub pour la lingerie fine tâchent de rendre sexy les pièces de tissus qui ne sont là que pour cacher nos 2 trous dégoûtants… Drôle de marche que celle du monde qui vend du mensonge à tour de bras, n’est-ce pas ? La jeune fille grave écoute, très concentrée, les propos du vieux réac, tandis que la bavarde s’agace des portes ouvertes enfoncées par ce « clodo ».  Elle finit par se lever pour retourner travailler tandis que sa copine reste sur le banc et médite sur les codes qu’on nous impose, la liberté avec laquelle nous devrions vivre, etc. Le soir même, elle fait l’amour avec son compagnon sans plaisir, il se lève un peu plus tard dans la nuit et la découvre dans le salon en train de se caresser avec provocation. Elle lui confirme qu’elle est insatisfaite, qu’elle se caresse ainsi tous les jours puisque qu’il ne lui fait plus rien. Pas content le petit copain, il sort et la traite de pute.
Nous allons alors suivre la grande aventure sexuelle – celle du titre du film –, que décide de vivre la jeune femme. Elle plaque son homme, son boulot et décide de goûter à tous les plaisirs qu’elle s’interdisait jusque là. Imaginez, c’est important, des personnages aux allures de minets et minettes bien élevés, ayant fait des études et tout, récitant des répliques très écrites avec aussi peu de naturel que des apprentis comédiens qui se seraient leurrés sur leur vocation. Ces dialogues très explicatifs sont l’occasion pour Brisseau de livrer une certaine culture livresque tout comme des conclusions riches de poncifs sur la vie du type « une fois qu’un couple vit ensemble, la routine s’installe et menace le désir ». Ah ça, on apprend beaucoup de choses qu’on n’avait jamais entendues nulle part ! Imaginez maintenant ce genre de répliques, nourries de réflexions existentielles poussées, qui coexistent avec des scènes porno soft qui visitent triolisme et sado-masochisme, le tout saupoudré d’un peu de mysticisme puisque c’est sous hypnose que la belle trouvera le plaisir extrême. Un peu comme si Hélène et ses garçons avaient débarqué sur la planète Sexe sans complexe. Et bien le tout forme un mélange grotesque. On rit beaucoup et je ne crois pas que ce soit le projet de Brisseau. Si j’ai décidé de parler de ce film ici, c’est parce que son ridicule provient du sérieux avec lequel il ne traite que de clichés. Quitte à faire de l’héroïne une jeunette en quête d’expériences sexuelles, alors autant assumer sa naïveté et instaurer un point de vue qui s’amuse de la situation. Sade le faisait très bien dans ses livres… Ou faire un vrai film érotique qui ne s’encombre pas d’un scénario et enchaîne les scènes hot. C’est intéressant parfois de voir des films ratés car ils permettent d’apprécier mieux encore ceux qui sont réussis ! A voir à l’occasion, donc, rien que pour le plaisir de découvrir comment, en se prenant très au sérieux, un film peut malgré lui être très drôle. Même si c’est triste pour son auteur qu’on a connu plus talentueux.

mercredi 9 mai 2012

"Breaking Bad", fin de saison 4 : comment la fin justifie les moyens


Je vous livre ici un texte assez pointu, donc peut-être adressé en priorité aux amateurs du genre, que je me suis fait le plaisir d’écrire sur l’une des séries qui m’a le plus marquée ces derniers temps, Breaking Bad. Ce qui me titillait, c'était d'essayer de mettre au clair la construction, oh combien complexe et brillante, d'une fin de saison qui m'a laissée coite. Enfin... pas pour longtemps vu la longueur du texte qui suit.
Attention, il vaut mieux être à jour sur la série pour lire cet article puisqu’il concerne la fin de la saison 4, dernière saison diffusée à ce jour…

  
Le désert, un soleil brûlant, un décor grandiose pour une confrontation tant attendue : celle de Walter White et Gustavo Fring. La saison 4 porte en elle plus intensément que jamais le duel à mort entre les deux hommes, duel qui n’existait que par le biais d’intermédiaires jusqu’à ce face-à-face de l’épisode 11. Deux hommes et des rapports de force tissés au fil des épisodes qui donnent Gus gagnant. White, condamné à mort, à genoux les mains dans le dos, n’a semble-t-il plus aucun moyen d’inverser la tendance. Gus, imperturbable et menaçant semble invincible comme à son habitude, et en effet sa menace sur tout le clan White est terrible. Et pourtant, White plie mais ne rompt pas. Et frappe une dernière fois en rappelant à Gus que Jesse l’empêche de le supprimer : illustration de sa détermination, son acharnement à se défendre. La nature de White s’exprime ici une fois encore et annonce le génie de sa stratégie finale. Une constante dans ce personnage : on le croit perdu, il s’en sort toujours, le suspense consistant à nous faire découvrir comment.
Le dénouement du dernier épisode de la saison libère White de la domination de Gus. Pour cela, il franchit un nouveau cap dans la violence. La noirceur de son personnage est encore plus nette. Son acte est sans nul doute désespéré, tant la menace qui pèse sur lui, Jesse et ses proches est grave, n’empêche, White instrumentalise un enfant, un être plus faible qui n’a rien à voir avec la guerre qui sévit entre lui et Gus. La morale est-elle sauve ? Vaste question avec laquelle ne cesse de nous tourmenter le créateur Vince Gilligan.

Quatre saisons ont illustré combien une fois le petit doigt mis dans l’engrenage, la violence ne pouvait que monter en puissance, et un premier crime en entraîner quantité d’autres. White, une fois entré dans la cour des grands trafiquants, est forcé d’utiliser les mêmes armes qu’eux. Il tue plus méchant, plus cruel, plus dangereux que lui. Ses actes sont motivés par la nécessité de survivre et de protéger les siens. De nombreuses données d’ordre psychologique nourrissent les motivations du personnage au fil des épisodes. Notre empathie pour lui fonctionne grâce à cette ambiguïté car nous avons en mémoire son passé. Le chimiste intègre et juste, attaché aux valeurs de la famille, a basculé progressivement dans le crime. White est un homme pris dans la tourmente et certaines de ses motivations très humaines, voire sentimentales, viennent interférer dans la guerre qu’il mène contre Gus. Pour exemple, les rapports que White entretient avec Jesse Pinkman vont bien au-delà d’une simple relation d’équipe et le poussent à agir de façon semi intéressée et passionnée. Rappelons-nous que White a laissé mourir d’overdose la compagne de Jesse en fin de saison 2, elle menaçait de faire plonger Jesse mais aussi de le séparer de White. Une affection d’ordre filial se lit en filigrane. Le lapsus de White qui appellera le lendemain de leur « rupture » son propre fils « Jesse » illustre que ces sentiments le fragilisent. Tout n’est pas rationnel, White ne contrôle pas tout.
Une fois encore le souci de Jesse, en plus de la protection des siens, va pousser White au pire. L’empoisonnement qu’orchestre White est immoral. Cette stratégie digne d’un grand cerveau - c’est la spécificité de White, même dans les situations les plus menaçantes, il trouve l’idée qui le sortira de l’impasse - répond aussi à un désespoir réel. Une fois révélé le plan que White avait en tête avec le muguet, plusieurs imprécisions demeurent : comment White pouvait-il être sûr que Jesse se retournerait contre lui en apprenant l’hospitalisation de l’enfant, à moins de retirer la cigarette de ricin de son paquet ? Comment a-t-il pu procéder ? S’il était sûr de maîtriser les événements, pourquoi est-il si effrayé, barricadé chez lui, lorsqu’on frappe à sa porte ? Preuves que la science de White n’est pas exacte, une forme de pari définit son projet. Nous pouvons imaginer que sa relation à Jesse l’incite à agir pour protéger ce dernier de Gus, quoiqu’il advienne par la suite, qu’il gagne ou qu’il meure. Ah… ce White nous divise… car machiavélique mais pas seulement, il est un héritier de la tragédie antique, suscitant en nous crainte et pitié. D’autant que Gilligan prend la peine de le fragiliser à l’extrême dans la saison 4. Isolé, séparé de Jesse que Gus a monté contre lui, White apparaît comme anéanti.

Dans ce désert, debout et dominant de sa stature White agenouillé, Gus nous est montré comme un homme machine, une sorte de Terminator prêt à tout pour protéger son statut et ses intérêts. Dans l’épisode 9, il va à la rencontre des balles de la mitraillette qui l’attaque en marchant avec un calme résolu. Idem dans l’incroyable séquence de sa mort : une fois la déflagration survenue, Gus sort de la chambre, droit comme un I. Filmé de profil, il semble vivant. Le plan suivant dévoilera avec un certain humour que son crâne est défoncé et béant de l’autre côté du visage, et il s’effondrera enfin.
Jusqu’en saison 4, aucune donnée sur son passé ou sa vie privée n’était donnée : méticuleux et tiré à quatre épingles même lorsqu’il tue - prenant la peine de se vêtir d’une combinaison de chimiste avant d’égorger son homme de main - froid et calculateur, il ne présente aucune humanité. Un gangster dur de dur qui ne fait pas de sentiments. Là où Gilligan fait un choix des plus intéressants, c’est lorsqu’il nous livre l’histoire de Gus, en saison 4 et pas avant, par le biais d’un flash-back qui éclaire le personnage et nuance notre point de vue.
Avant de devenir à son tour un magna de la drogue, Gus a été dominé, humilié par le cartel mexicain. Lui aussi travaillait en binôme. Son partenaire est assassiné sous ses yeux par le patron du cartel. Hector Salamanca est présent. Depuis lors, Gus n’œuvre que pour prendre sa revanche sur ce cartel et ne fait plus cas d’aucune vie. Son code d’honneur et son obsession de vengeance le mènent en effet plusieurs années plus tard à empoisonner un à un les membres de ce cartel. La victoire est telle qu’il prend un malin plaisir à aller trouver Hector, devenu muet et invalide. La punition du vieil homme sera de savoir que tout son clan a été décimé, d’avoir mal. Gus ne laisse la vie sauve à Hector que parce que celui-ci connaît déjà l’enfer de la vieillesse dégradante qui le rend impuissant. Ce sera la seule erreur de calcul de Gus, la sonnette fatale du vieux déclenchant la bombe qui lui explosera en plein visage.
Ainsi donc Gus n’a pas toujours été la machine à tuer qui nous a été présentée. Le binôme qu’il formait à ses débuts avec un jeune chimiste éclaire d’un sens nouveau son entêtement à vouloir séparer White de Jesse. Les événements l’ont amené à devenir toujours plus cruel pour garder le dessus. Il nous était jusqu’ici difficile d’entrevoir une quelconque similitude entre White et Gus, nous penchions naturellement en faveur de White. Un curieux parallèle se forme alors dans nos têtes : dans quelle mesure White n’est-il pas devenu un Gus en puissance ? Qu’est-ce ce qui les distingue encore dans leur immoralité, leur violence?
Nourris de ces informations qui troublent notre jugement sur White, Gilligan va brouiller les pistes plus encore : un certain génie est attribué aux personnages, il est présent aussi dans la narration. Nous assistions à l’anéantissement de White, il gagnera la partie dans un dernier sursaut malgré la manipulation dont on le pense victime. Seule la brutalité du twist final nous révèle combien White manipule Jesse, et elle repose sur une seule image. Elle tient à une mécanique narrative savamment orchestrée par Gilligan.

Au début de l’épisode 12, une séquence est essentielle, mais on ne la perçoit pas comme telle sur l’instant.
White est seul sur la terrasse de sa maison. Son visage tuméfié illustre son état psychologique : anéanti, il semble attendre l’heure fatale. Il compte une dernière fois sur le hasard d’un revolver qu’il fait tourner sur la table comme si ce hasard suffirait à désigner le vainqueur. Par deux fois, le revolver tourne sur lui-même et finit par pointer Walter. Nous sommes en plan large fixe, Walter est droite cadre. Le montage nous fait passer de ce plan large au plan serré sur le visage de Walter. Ultime tentative de White filmée en plan large, le flingue désigne quelque chose dans la profondeur ; un léger travelling vers la gauche dévoile un pot de muguet sur lequel Walter fixe son attention. Nous haussons les épaules : et après ? Walter est foutu.
A partir de cet instant, la narration nous détourne de White et du déroulement de sa journée, à dessein. Ainsi, lorsque le soir, Jesse fou de rage vient l’accuser de l’empoisonnement de l’enfant, nous retrouvons White barricadé chez lui et imaginons que c’est ainsi qu’il a passé sa journée. La fin du dernier épisode vient tout remettre en question : l’enfant n’a pas été empoisonné par du ricin mais par une plante répandue et toxique, le muguet. L’épisode se clôt sur la terrasse de White, le calme étant enfin revenu, et le mouvement de caméra nous fait approcher de l’objet qui remet tout en question : le pot de muguet, celui-là même que le revolver de Walter avait pointé au début de l’épisode 12 ! Walter a donc manipulé Jesse. Mais le résultat est concluant : ils sont saufs, l’enfant finalement tiré d’affaire, et Gus mort. A rebours, nous ne pouvons alors que saluer la manipulation narrative qu’a exercée Vince Gilligan sur les spectateurs. Jusqu’au dernier moment, il nous aura fait compatir et trembler pour White. J’ai visionné plusieurs fois la séquence décisive de l’épisode 12 où Jesse vient accuser White de l’empoisonnement. Walter joue le désespoir puis la lucidité sur la supposée stratégie de Gus avec une telle sincérité... Gilligan manie l’art des détails qui ont le pouvoir de tout faire basculer dans l’intrigue, et aussi dans notre réception des informations. Les armes sont cachées dans des objets en apparence inoffensifs : le pot de muguet se révèlera l’arme fatale, la cigarette de ricin l’élément qui fera rebasculer Jesse en faveur de White, et la sonnette d’Hector le détonateur de la bombe qui explosera à la figure de Gus… L’écriture est tout aussi truffée de pièges et… on en redemande en saison 5.