jeudi 26 avril 2012

Terence Winter ou le génie du scénario


A l’occasion du festival « Séries Mania » qui s’est tenu pour la troisième année consécutive au Forum des Images, j’ai eu la grande, grande joie d’aller écouter le génial scénariste des Soprano et showrunner de Boardwalk Empire, j’ai nommé Terence Winter. L’année passée, j’avais été fascinée par la prestation de son compère Vince Gilligan à qui l’on doit Breaking Bad, série non moins brillante et inventive.
Beaucoup de points communs entre les deux hommes : fluidité d’une pensée qui va à cent à l’heure, modestie face aux qualités éminentes de leur travail, émerveillement toujours intact face à leur métier et à l’incroyable liberté que permet le format série, surtout pour des chaînes comme HBO qui détient à ce jour la palme de l’ouverture d’esprit et de l’innovation.
Deux hommes qui ne paient pas de mine à première vue, frisant la cinquantaine, jeans mal coupés, Sebago aux pieds, veste en lainage, un peu chauves… Je souligne leur look parce que cette simplicité est révélatrice de l’inventivité qu’ils mettent ailleurs… à savoir dans leur script.
Terence Winter, new-yorkais, a exercé d’abord comme avocat ce qui ne le rendait pas heureux. Il a pris la décision un beau jour de donner sa démission, d’annoncer à son entourage, pour ne plus pouvoir reculer, sa détermination à devenir scénariste pour la télévision et ni une ni deux ! le voilà parti pour Los Angeles. Ce décor est là pour lui rappeler son projet, loin de tous ses repères habituels. Lorsque la première opportunité réelle se présente, il n’y croit pas ; il pourrait donc être payé pour écrire de sitcoms ?! Son coup d’essai sur la toute nouvelle série d’alors Les Soprano, créée par David Chase à la fin des années 90, est concluant. Il devient le bras droit de David Chase.
Lors de l’interview, Winter est revenu sur le procédé tout américain de la « writing room », antre secret où toutes les idées sont débattues, où les auteurs planchent jusqu’à l’obsession sur les possibilités que renferme une situation dramatique, où s’opèrent les choix décisifs qui mèneront les personnages souvent au-delà de ce que les scénaristes ont imaginé. Parce que dans une fiction de qualité, les personnages finissent par prendre le pouvoir. Depuis le témoignage de Balzac à ce sujet pour sa feuilletonnante Comédie humaine, les règles n’ont pas été démenties : la fiction est un savant mélange entre autorité de l’auteur et vie qui s’empare des personnages. La liberté dont chaque auteur doit faire preuve dans cette « writing room » est plus totale encore que sur le divan du psy ! Terence Winter a souligné combien il ne fallait s’interdire aucune idée, pour choquante, raciste, misogyne qu’elle soit car ce sont ces idées non censurées qui font la richesse des personnages et des situations, qui évitent de tomber dans le consensuel propret et lisse d’autres séries bien de chez nous que je ne citerais pas... Ne pas avoir peur du jugement des autres qui pourraient vous attribuer cette pensée « moche », c’est essentiel. Il a cité en exemple la demande d’un des auteurs dont l’assistante souhaitait venir écouter l’une de leur session d’écriture. Le chef d’orchestre des Soprano, David Chase, demande à réfléchir avant de donner son accord. La session a lieu comme d’habitude sans témoin, session pendant laquelle Terence Winter développe une idée où un personnage féminin est très, très malmené : sexisme, vulgarité du traitement qu’elle subit, il en fait une vraie chienne en d’autres termes. A la fin de ladite session, Chase demande à Winter si en présence de l’assistante qui souhaitait venir il aurait exprimé son idée de la même façon ; Winter doit admettre que non, il y aurait mis les formes, aurait atténué la violence de la situation sans doute, par respect spontané pour ce témoin. La conclusion de Chase ne se fait pas attendre : on ne laissera pas d’étrangers assister aux sessions d’écriture. On le comprend !
Entre autres confidences, Winter n’a pas hésité à admettre que certaines situations des scénarios étaient le fruit non de son imagination, mais le report de préoccupations toute personnelles qu’il injecte dans la fiction et utilise avec beaucoup d’intelligence évidemment pour servir la psychologie des personnages. Exemple dans sa dernière création produite par Martin Scorsese, Boardwalk Empire : le héros Nucky Thompson, gangster dandy qui excelle dans le commerce d’alcool et d’armes sous la Prohibition à Atlantic City, est veuf lorsque l’histoire commence ; il ne fréquente que des putes, n’a pas de vrais amis, c’est un solitaire qui a fait du secret sa deuxième nature. Il va rencontrer Margaret Shroeder, issue d’un mileu modeste, mère de deux enfants, veuve elle aussi. Terence Winter écrit pour Boardwalk une scène où Nucky Thompson s’arrête devant la vitrine d’une pouponnière où des bébés très prématurés sont soignés. C’est une scène muette, Nucky observe, la caméra s’attarde sur le regard qu’il pose longuement sur ces tout-petits fragiles, puis il tourne les talons. Lorsque l’acteur qui incarne Nucky, Steve Buscemi, demande à Winter ce qu’il est censé éprouver donc jouer dans cette scène qui intervient au début de la série, Winter ne sait pas très bien quoi lui répondre : le personnage de Nucky est ému, on reviendra plus tard sur les raisons de cette émotion dans le déroulement de l’intrigue. Et en effet, une place très importante est accordée dans la série à l’équilibre que représente la famille pour Nucky. Elle est le seul repère où il ne triche pas, où il est lui-même, où il a confiance, ce qui permet aux spectateurs de découvrir un autre visage de Nucky, plus sincère, plus humain ; il adopte les enfants de Margaret, les aime et les éduque avec une réelle préoccupation pour leur devenir.
Autrement dit, lorsque Winter écrit cette première scène décrite plus haut, il ne sait lui-même pas encore très bien le sens qu’il lui donnera. Ce dont il est sûr à titre personnel, c’est que dans sa vie d’homme à lui, une révolution s’est opérée : il est devenu papa, ce qui le bouleverse dans son rapport au monde qu’il interroge depuis d’une autre façon. Cette question de la paternité l’habite si fort qu’il ne peut que la transcrire dans la fiction à travers le personnage de Nucky. Bien sûr, l’idée un peu gratuite à l’origine est exploitée dans un deuxième temps dans la fiction avec une telle maîtrise que, sans ce genre d’anecdote d’auteur, il ne nous viendrait pas à l’idée de questionner la place accordée à la famille de Nucky dans le monde de gangsters archi violent où il évolue. Et bien je trouve ça fort… et très estimable de la part d’un scénariste comme Winter qui tutoie aujourd’hui les grands d’Hollywood, de concéder que tout n’est pas qu’imagination dans la création, loin s’en faut. Un auteur ne cesse d’utiliser ce que lui vit, sent, observe, entend et son art consiste à faire de ce matériau vivant et existant la cuisine gourmande qui nous régale ensuite dans la fiction. Ce genre de témoignage a ceci de rassurant pour quiconque essaie de créer des histoires : un scénariste brillant n’est pas que l’extra-terrestre plus talentueux que tout le monde dont le génie et l’inventivité ne s’expliquent pas ; son art de la narration est évidemment le résultat de beaucoup de travail et de réflexion, mais aussi d’une somme d’expériences personnelles qui viennent nourrir la fiction de leur vérité.  Et c’est sans doute pourquoi nous sommes happés par la destinée de personnages qui finissent par nous sembler plus vrais que nature.

mercredi 18 avril 2012

La Sainte Anne de Léonard


J’ai eu le privilège d’aller découvrir en VIP l’exposition que consacre le Louvre au « chef-d’œuvre ultime de Léonard », la Sainte Anne. Le commissaire d’exposition intervenait vers 15h, je suis arrivée un peu avant pour me laisser le choix de l’écouter. A 15h exactement, annonce du début de sa conférence : les journalistes nombreux avec lesquels je partageais ma place devant les dessins se sont précipités pour aller écouter le spécialiste.  Je me suis posé un instant la question de me joindre à la cohue et puis non ! le plaisir de la découverte tranquille - surtout au Louvre, ici désert - l’a emporté. Je n’ai pas regretté de la jouer cavalier seul compte tenu de l’exhaustivité des commentaires qui accompagnaient chaque œuvre.
L’expo propose de retracer le parcours de l’artiste autour de cette œuvre majeure. Vinci a consacré vingt ans de sa vie à cette toile, restée inachevée à sa mort en 1519. Il avait à cœur de traiter cette figure d’Anne, mère de la Vierge Marie qui, c’est à noter, a eu l’incroyable talent de concevoir sa fille Immaculée Conception, tout le monde ne peut pas le faire !! Faisant une entorse à la chronologie puisqu’Anne est censée être morte à la naissance de Jésus, Vinci souhaite rassembler les trois générations dans un même tableau : la grand-mère, la fille, le petit-fils. Me voilà partie dans les méandres de la pensée de Léonard, en quête de perfection. La magie a opéré dès la première salle… Dessins préparatoires, esquisses, croquis, copies par les élèves de son atelier des versions intermédiaires aujourd’hui égarées, c’est toute la genèse du tableau qui est racontée. A la recherche de la diagonale parfaite, Vinci oscille entre plusieurs compositions ; finalement, Anne domine de sa grâce Marie assise sur ses genoux qui elle-même tâche de retenir l’enfant Jésus occupé à jouer avec un agneau, symbole de son futur sacrifice. Le décor qui accueille la scène rassemble les grandes forces vitales de l’univers : un paysage de montagnes et de cieux bleu gris, un sol de roches faisant irruption de la terre. Bien sûr, Anne doit incarner la douceur, la beauté, la protection ; sa posture,  l’arrondi de son visage comme le regard qu’elle porte sur sa fille et Jésus sont maintes fois dessinés, revus, modifiés… La stabilité de l’enfant Jésus retenu par sa mère tient à la position de son pied gauche, en tension ; plusieurs études du peintre illustrent la recherche de cet équilibre ténu.
Quantité de détails sont maintes et maintes fois travaillés par Vinci, signalant qu’à chaque modification, le peintre a conscience de ne pas raconter la même histoire, forme et fond étant inséparables. Ainsi, le soin apporté au drapé du manteau de Marie et plus particulièrement à la forme qu’il prend dans son dos, est révélateur ; on ne voit pas la main d’Anne dans le dos de sa fille mais le plissé du manteau de Marie, selon qu’il est très tendu ou plus relâché, signale la fermeté avec laquelle sa mère la retient. Au fil de sa réflexion, Vinci arrondit finalement ce plissé, Anne n’a pas besoin de retenir fermement Marie, la jeune mère ne pouvant lutter contre la destinée de son fils, né pour mourir en martyr.
Et puis enfin, après avoir suivi le cheminement tout en douceur et en labeur de Vinci, je découvre au fond, comme consacrée, la toile définitive du maître, minutieusement restaurée ces deux dernières années après moult débats au sein de la haute commission de spécialistes de Léonard de Vinci qui craignaient de dénaturer le chef-d’œuvre : le résultat est une splendeur, j’aurais pu contempler cette toile des heures. Un mélange entre inachèvement et science du détail selon les éléments, mais une grâce… je ne vois pas d’autre mot que celui-là, la grâce qui se dégage de ce tableau est bouleversante. Est-ce parce que plus que jamais à l’issue de cette expo, j’avais en tête le travail infini de l’artiste pour parvenir à une telle beauté que je suis si émue ? Ou parce que la palette de couleurs, la perfection des drapés, la sérénité qui se dégage du ciel délavé, la douceur des effets de sfumato sur les visages ombrés, la gravité de ces figures maternelles suffisent à m'émerveiller ? Le génie a ceci de fascinant qu’il n’est accessible qu’en partie ; les copies réalisées par des élèves de Vinci le prouvent, ils disposaient d’exemples parfaits et pourtant leurs toiles ne tutoient jamais la grandeur de leur professeur. Le miracle existe par-delà la technique picturale, une sensibilité propre à Vinci. Bref... une splendeur, je le répète.
        On notera combien l’œuvre a inspiré au fil du temps artistes et intellectuels : Michel-Ange ou Raphaël s'inspireront de la Sainte Anne de Léonard, puis les surréalistes tel Max Ernst revisiteront la légende. Et Sigmund Freud, à votre avis, qu'a-t-il bien pu voir dans ce tableau que nos yeux chastes auraient zappé ? Intrigué par le cas de De Vinci dont la sexualité paraissait inexistante, il verra dans le tableau l'illustration inconsciente du rêve du petit Léonard, narré dans son journal par le peintre lui-même une fois adulte. En effet, l'artiste avait raconté avoir rêvé qu'un vautour l'attaquait dans son berceau et lui fourrait sa queue dans la bouche à la place du sein maternel, ce qui expliquerait l'intérêt tout particulier qu'il porta par la suite à l'étude des oiseaux. Selon Freud, donc, si l'on se concentre sur le drapé bleu de la robe de la Vierge, qu'on isole sa forme du reste de la tenue, et que l'on effectue une très simple rotation du tableau de 45° vers la droite, se détache la forme d'un rapace dont la queue se trouve dans la bouche de l'enfant Jésus, signe on ne peut plus évident de l'homosexualité "platonique" comme il la nomme, du peintre italien.... Ah, fascinant Léonard qui parvenait à maquiller de tels fantasmes enfantins dans une trinité toute religieuse... A chacun de juger de la pertinence de l'analyse freudienne, hein.

jeudi 12 avril 2012

Aventures au coeur de la mémoire, Joshua Foer


Foer ? Ce nom me disait quelque chose… Mais oui, le frangin de l’ami Jonathan Safran Foer qui avait signé il y a quelques années le très beau roman Extrêmement fort, incroyablement près qui s’inspirait du trauma du 11 septembre pour raconter la quête d’un petit garçon dans la ville, à la recherche de son père.
Dans la famille Foer donc, je découvre le cadet, journaliste de son état, tout aussi brillant et singulier que son écrivain de frère. Cet original, à l’occasion d’un papier qu’il doit faire sur les championnats de mémoire des Etats-Unis, va étudier d’« incroyablement près » la question de la mémoire. A ce travail très fouillé, deux motivations principales : il est fasciné par ces férus de l’exercice de mémorisation, capables de se souvenir en quelques minutes de l’ordre de 3 jeux de cartes, d’une suite aléatoire de 30 lignes de chiffres ou encore 50 strophes d’un poème en prose. Et plus intrigant encore, les champions en la matière lui disent avec une sincérité qui ne peut pas être de la fausse modestie, que tous autant que nous sommes, nous pouvons arriver aux mêmes records… avec de l’entraînement. Non, c’est vrai ? Oui mon capitaine, ni une ni deux le journaliste Joshua Foer décide de jouer le jeu et d’expérimenter de l’intérieur la préparation des futurs championnats américains. Il a un an devant lui pour se préparer,  coaché par un ancien champion anglais fan de cricket et éternel adolescent. Ce faisant, Foer va étudier aussi l’histoire de la mémoire dans nos civilisations, rencontrer des spécialistes des techniques utilisées par les plus grands mnémonistes – c’est comme cela qu’on les appelle – et nous faire découvrir par petites touches pratiques comment, nous aussi, exploiter le potentiel de notre mémoire, absolument énorme !!  
Je suis allée de découverte en découverte dans ce livre qui évite l’écueil du catalogue de cas scientifiques étudiés au fil des siècles qui, pourtant, ont beaucoup enrichi la connaissance que nous avons aujourd’hui du fonctionnement de la mémoire.
Et où la situe-t-on la mémoire dans le cerveau ? Où sont « rangées » les choses que nous savons et pour lesquelles nous faisons appel à notre mémoire ? Dans quel hémisphère par exemple, le gauche ou le droit ? Et ben non, mauvais départ, la mémoire est comme mobile, nos souvenirs et connaissances ne sont pas stockés en un endroit défini et unique de notre cerveau. Selon les infos auxquelles ils correspondent, les souvenirs existent comme entre les neurones. Car la mémoire est constituée en fait des connexions qu’elle établit sans cesse entre telle chose et telle chose. Si tel nom ou événement nous revient c’est parce que nous l’avons connecté avec un autre élément qui suscite le souvenir. Par exemple, je me souviens de Paul parce que plus tôt nous avons évoqué Jacques dans la conversation, or c’est Jacques qui m’a fait rencontrer Paul, etc. (caricatural l’exemple, mais au moins c’est clair.) De même parle-t-on toujours de mémoire photographique ou visuelle. C’est le terme vulgaire pour évoquer le fait que ce qui fait appel à une image, donc au sens propre à notre imagination, est ancré plus facilement dans notre mémoire. Moi-même je sais que dans un bouquin, si une phrase est particulièrement évocatrice, qu’elle a suscité mon intérêt, ou m’a émue, je peux la situer dans la page et me souvenir que la phrase était sur une page de droite, plutôt aux 2/3 de la page. Plus facile pour la retrouver si je veux la citer exactement. Et bien cet appel à des images est en effet la clé d’une mémoire très efficace. Depuis l’Antiquité, âge d’or de la pensée où l’oralité était au cœur du savoir puisque l’écrit se faisait encore rare - pas encore de génial Gutenberg à l’horizon, il faudrait attendre le XVème siècle pour que les supports externes à notre mémoire se démocratisent - les hommes faisaient appel en permanence  à leur mémoire, unique outil fiable sur lequel s’appuyer. Ils se constituaient pour cela des « palais de mémoire » et ces palais sont toujours utilisés aujourd’hui par les champions de mémorisation. Le principe en est simple : imaginer un espace, un lieu que l’on connaît très bien : sa maison de vacances ou l’école primaire où l’on a passé 8 ans de sa vie afin de visualiser ce lieu dans les moindres détails (mobilier, matière des choses, escaliers, surfaces, décorations murales, etc.) Se projeter dans ce lieu précis dans un parcours que nous effectuons, allant d’un point à un autre. Placer en divers points de notre parcours à mesure que nous avançons dans ce lieu (porte d’entrée, portemanteau à l’entrée du vestibule, sur le piano du salon…), les choses à se rappeler. Disons par exemple que ces choses à se rappeler seront les éléments d’une liste de courses : beurre, pain, moutarde, lessive, mouchoirs, salade. A mémoriser dans cet ordre dans notre exercice.  Ne pas se contenter de placer le beurre sur le paillasson devant la porte d’entrée mais visualiser une scène émotionnellement forte pour nous avec ce beurre à cet endroit : plus l’image est forte parce que choquante, très drôle, décalée ou dégueulasse, plus elle s’ancrera dans notre « palais de mémoire ». Imaginer par exemple le beurre dont s’est tartinée votre sœur âgée de 4 ans, assise sur le paillasson. Idem pour le pain, une fois dans l’entrée, tel personnage de votre imagination se prend un vrai pain dans la figure et se casse la figure sur le portemanteau du vestibule, et ainsi de suite pour mémoriser dans le bon ordre les autres objets au fil du parcours. Le principe des images fortes, faisant appel au sensoriel et à l’imagination, permet aussi de créer dans une même image un couple d’informations, chaque élément représenté se référant à une idée à retenir. Lorsque le niveau des mnémonistes des championnats augmente, ils font appel à des images qui contiennent en effet plusieurs informations à la fois. Dans l’exercice de la mémorisation de l’ordre d’un jeu de cartes par exemple, ils vont mémoriser les cartes par paires. Une image à eux, en un endroit précis du palais de mémoire, va ainsi illustrer à la fois le couple roi de trèfle - as de cœur, et le fait que c’est la première paire de cartes dans l’ordre du jeu. Idem pour tous les couples de cartes possibles. Dans notre exemple, la sœur de 4 ans sera un référent au roi de trèfle ; tartinée de miel, c’est l’as de cœur qu’elle évoquera, et le paillasson sur lequel elle est assise appellera lui la position de cette paire de cartes dans le jeu à mémoriser…. Fastoche, non ? Ce principe du palais de mémoire est restée la clé de la mémorisation depuis les Grecs, incroyable qu’aucune autre méthode n’ait fait ses preuves depuis… On comprend que de tels efforts d’imagination limitent la durée d’entraînement des champions à une heure quotidienne, quel boulot !  Et l’on comprend aussi, une fois intégré ce principe du palais de mémoire et ses images fantaisistes voire folles, le génial titre original américain de l’ouvrage de Foer : Moonwalking with Einstein. Génial mais peut-être pas très vendeur, hein, il faut avoir été initié au principe quand même pour comprendre le titre et donc le sujet du livre !
Entre autres informations toutes intéressantes, on apprendra combien les as du calcul mental visualisent eux aussi les chiffres, leur attribuant couleurs, formes, textures et comment les combinaisons entre ces chiffres leur permettent en très peu de temps de visualiser le résultat de l’opération sous forme d’image. Individus hors normes dotés de l’aptitude synesthésique, malades dont un hémisphère comme atrophié fonctionne mal et dont l’autre hémisphère déploie des capacités de mémorisation exceptionnelles…. Tous ces éléments nourrissent ce livre rédigé avec talent. Foer convie à un voyage entre science et fantaisie dans l’histoire de la culture et l’évolution de ses supports. Il signale au passage combien notre mémoire à très haut potentiel est devenue flemmarde au fil du temps : de l’apparition de l’imprimerie, en passant par les ordinateurs dont la capacité à stocker de la mémoire est infinie, jusqu’aux bloc-notes des smartphones et autres joujoux d’aujourd’hui qui sonnent pour nous signaler le moindre anniversaire à retenir. Nous n’avons plus ou presque l’occasion d’exercer notre mémoire pourtant hyper puissante, la preuve : Foer, à l’issue de son année d’entraînement, a remporté le championnat des Etats-Unis, mais oui.