jeudi 14 février 2013

"Liège, oui", Joanne Anton


Quand derrière la plume d’une écrivain se trouve une amie, c’est toujours une impatience un peu craintive qui le dispute au plaisir de tenir son livre entre les mains. Mon interprétation, mes émotions correspondront-elles à l’intention de l’auteur ? Dans quelle mesure l’intimité partagée avec l’amie croisera-t-elle la fiction signée de l’auteur ?
Joanne est une écrivain, c’est sûr : musique singulière des phrases, précision d’une pensée complexe dans ses conflits intérieurs, sensibilité douce-amère, pudeur. Elle nous touche en plein cœur avec ses mots, nous tutoyant comme elle tutoie son héroïne, elle nous bouscule. Son précédent roman intitulé Le découragement était une subtile réflexion sur l’acte d’écrire : si difficile et nécessaire à la fois, guidé par l’auteur chéri qui pousse à coucher sur le papier la réflexion à laquelle il a donné naissance, empêtré aussi dans le désir de dire avec le plus d’exactitude possible ce qui anime l’écrivain. Au final, un livre qui donnait plus que jamais le courage d’écrire, mais plus encore le courage d’entreprendre et de vivre.
Liège, oui : derrière ce titre, une réplique à double entrée qui évoque tant la réponse détachée de la Liégeoise expatriée qui, face à l’étonnement d’un interlocuteur, répondrait simplement « Liège, oui, je viens de Liège », mais aussi le Oui qu’elle souhaiterait répondre à la ville qu’elle a pourtant quittée quinze ans plus tôt. On ne part pas toujours pour découvrir d’autres horizons. Non, on quitte aussi sa ville quand elle emprisonne, quand elle coupe les ailes qu’on se sent pousser dans la maturité de l’amour, dans la vitalité de la jeunesse qui voit loin devant elle… Mais il ne suffit pas de quitter géographiquement sa ville pour rompre ses attaches familiales, solides malgré la lutte pour être plus légère, plus libre.
De retour chez sa mère le temps d’un week-end, la narratrice est confrontée à la difficulté de se comprendre, de faire fi des conflits passés et de l’éternelle amertume auxquels son départ a laissé la place. « Elle attend le retour de son enfant et tu sais ne jamais pouvoir le lui rendre ». Elle est partie, elle a dit Non, elle a le culot de vivre dans la ville Lumière, son retour à lui seul rappelle qu’elle n’a pas voulu de Liège, qu’elle a snobé sa ville natale. Sa mère restée là-bas pense être méprisée à son tour. Sa fille pourra tout tenter pour ne pas la blesser, chaque détail de son attitude rappellera à la mère qu’elle a fait le choix de partir : sa tenue, son rouge à lèvres trop rouge, sa coiffure, l’accent liégeois disparu, sa façon de fumer sa cigarette, l’évocation de ses amis et de sa vie parisienne… tout exclut la mère. Alors, maladroitement, la mère alternera réplique presque tendre pour accueillir sa fille retrouvée et venin distillé dans des choses infimes qui illustrent sa jalousie pour tout ce que sa fille a bâti loin d’elle, inscrit contre elle. « Ton identité doit le silence sur toutes sortes de sujets pour ne pas être une identité mauvaise, une identité ingrate qui n’accorde pas la moindre indulgence à celle qui a voulu l’inventer. »
Des photographies de masques cousus – portraits de famille effrayants – introduisent le texte : ils accompagnent en effet l’enfant devenue femme, illustrent ce mélange entre recul que permet le présent et douleur que ravive le passé. Les sentiments ambigus de la narratrice à l’égard de la ville sont les mêmes que ceux ressentis à l’égard de la famille, aimée et tenue à distance par nécessité. Présente et absente, gaie et triste, sûre et fragile, la narratrice voyage dans les rues de sa jeunesse comme en son cœur ; le paysage est trouble, mais le désir de pouvoir à nouveau dire « Liège, oui », est bien là.


Liège, oui est publié aux Editions Allia.