jeudi 22 octobre 2015

"L'homme irrationnel", Woody Allen


         Alors, good Woody or not good Woody ?! Telle est la question rituelle puisque le maître fournit en moyenne un film par an. Dans les médias, on nous sert habituellement des conclusions fermes et définitives du type « mauvais cru » ou « le meilleur Woody Allen depuis…». Et si on tentait de sortir de cette opposition binaire et un tantinet limitée ? 


La fragilité d'Abe fait fondre les femmes...

Dans la production généreuse d’Allen, on distingue des films plus ou moins noirs ou burlesques. Sa Blue Jasmine était tragique, Magic in the Moonlight de l’ordre du conte impression carte postale de la Riviera. A mes yeux, plus qu'à Match Point, L’homme irrationnel serait à rapprocher de Scoop pour sa légèreté, son rythme virevoltant et ses dialogues ciselés mais aussi pour la noirceur cachée derrière l’enchantement de la lumière et du sourire d’Emma Stone.
Dans une jolie ville de la côte Est, une université comme on en rêve : nature verdoyante, étudiants beaux et brillants, maisons douillettes pour les profs à deux pas du campus… Arrive dans cet Eden préservé de la fureur du monde le séduisant prof de philosophie Abe Lucas, incarné par Joachin Phoenix (comme d'habitude parfait). Sa réputation le précède, il est génial. Dans un savant montage de saynètes montées à toute allure, on découvre en quelques minutes que la fac est en émoi à l’idée d’accueillir ce penseur rebelle. Bientôt, un focus est fait sur la jolie Jill (Emma Stone) qui trépigne de l’avoir pour prof et qui ne parle que de lui à son petit ami, évidemment déjà jaloux. Mais voilà, Abe est dépressif. Sa flasque de scotch ne le quitte pas, il est ventripotent, un brin mythomane et en pleine remise en question. A peine a-t-il commencé ses cours que la grande question du film est posée : l’éthique qui consiste entre autre à bannir le mensonge est-elle une simple « masturbation verbale de philosophe » ou une loi aisément applicable dans nos vies ? Clairement, Abe invite ses étudiants à pencher en faveur de sa vision : plus facile de théoriser que d’agir en respectant cette règle.
Jill est sous le charme du prof malheureux. Elle cristallise comme une dingue et rebat les oreilles de son entourage en palabrant sur Abe si fragile, si fascinant, si désespéré… Des scènes qui suscitent le comique. Rapidement, le prof et l’étudiante ne se quittent plus, faisant jaser tout le campus. Mais Abe se refuse à toute aventure avec la jeune femme, se contentant (d’essayer) de coucher avec sa collègue Rita (Parker Posey) connue pour ses appétits sexuels. Abe ne bande plus et ne parvient pas à écrire son ouvrage sur Kierkegaard et le fascisme, son pessimisme contrastant avec l’idéalisme de Jill qui s’entête à vouloir lui redonner goût à la vie. Jusqu’au moment où, au hasard d’une conversation entendue dans un diner, Abe va trouver LE projet susceptible de redonner un sens à sa vie. Un projet qui selon sa réflexion bourrée de mauvaise foi peut apporter du bien à la société. En réalité, son projet est moralement indéfendable et n’a de sens que pour lui : c’est le moyen de retrouver un objectif, de mener une action concrète et ainsi influencer le cours des choses qui jusqu’ici lui échappait. Une façon d’être habité à nouveau de la puissance qui lui fait défaut. Egocentrisme dangereux, bienvenue ! Et Abe n’est pas le seul dans ce cas-là, Jill se croyant à l'origine de la soudaine renaissance de son prof ténébreux. Je vous laisse le plaisir de découvrir l'enjeu décisif qui ne survient qu’à un bon tiers du film et qui fait prendre  au scénario un virage délicieux. Un doigt mis dans l’engrenage par Abe et c’est un enchaînement fatal de problèmes qu’il n’avait pas envisagés, le poussant toujours plus loin dans l’irrationalité. Car l’homme est ainsi fait : il pense car il est, mais il a peur pour sa pomme et c’est finalement la victoire du moi qui guide ses actes même les plus fous.
Sur le rythme d’une comédie romantique, Woody Allen glisse imperceptiblement vers la noirceur qui comme toujours dans ses films est vêtue des atours de l’humour : comment peut-on passer de l’amour bienveillant à un plan machiavélique pour sauver sa peau ? Paye-t-on toujours le prix de ses actes ? Ici, la morale bascule à la dernière minute d'un côté mais à un tout petit détail près. Comme si, sans le hasard - encore lui - l’issue eût été tout autre.
Verdict ? L’homme irrationnel est un très bon film, alliant légèreté du divertissement et cruauté du questionnement existentiel. C’est la marque de fabrique de Woody : une virtuosité discrète. Des retrouvailles avec les thèmes qui lui sont chers mais déployés avec une inventivité renouvelée. Une classe, une jeunesse d’esprit qu’on ne peut que saluer chez le cinéaste et clarinettiste de 80 printemps.

mardi 13 octobre 2015

"Loin des hommes", David Oelhoffen



Voilà un film que beaucoup d’entre nous n’avaient pas vu lors de sa sortie en 2014. Il est encore temps de le découvrir en DVD. Au casting, Viggo Mortensen et Reda Kateb, décidément de grands comédiens, qui relèvent le défi de jouer dans une langue étrangère. A la mise en scène, le Français David Oelhoffen qui avait déjà signé Nos retrouvailles en 2007. L’Atlas, dans sa beauté et son aridité, est ici le théâtre hivernal du début de la guerre d’Algérie raconté par le prisme d’une rencontre entre deux étrangers. Ils pourraient se haïr, ils vont se respecter.
Nous sommes en 1954. La rébellion gronde. Daru (Viggo Mortensen), instituteur ayant choisi de vivre au contact d’enfants dont l’innocence le préserve de la sauvagerie des hommes, est tiré de sa tranquillité. Un Français lui amène Mohamed (Reda Kateb), un jeune Arabe accusé d'assassinat. Il charge Daru d’emmener le coupable dans la ville de Tinguit, à une journée de marche, pour qu’il y soit jugé. Pas question pour Daru de refuser, ce serait faire affront au clan des colons auquel il appartient malgré lui. C’est donc sa vie ou celle de Mohamed. Pour l’humaniste cabossé par la vie qui sommeille en l’instituteur, ce contrat n'a pas de sens.

Daru (Viggo Mortensen) et Mohamed (Reda Kateb)
viennent d'abattre un homme.
             
Ils feront finalement la route ensemble dans cet Atlas de western où les attaquants peuvent surgir à tout moment. Munis d’une simple besace et d’un fusil, les deux hommes ponctuent les silences de quelques échanges qui révèlent par petites touches qu’ils sont l’un comme l’autre pris dans un conflit qui les dépasse. Tandis que les obstacles se multiplient sur un chemin long et périlleux, une protection mutuelle, instinctive, s'installe. Loin des hommes décidés à s’entretuer, délestés le temps de leur voyage du poids de l’appartenance à une communauté qui dicte ses lois, ils redeviennent deux individus qui peuvent se respecter, voire se comprendre. Mohamed, malgré les invitations répétées de Daru à poursuivre sa route loin de Tinguit, tient à s’y rendre. Parce que la loi du talion est légion et qu’une guerre de clans le pousse à se sacrifier. Daru, lui, a déjà beaucoup vécu. La lassitude se lit dans ses yeux fatigués. Pris en otage avec Mohamed par des rebelles, il retrouve parmi eux d’anciens soldats ayant combattu à ses côtés pour la France pendant la Seconde guerre. Les voilà désormais prêts à tout  pour combattre les Français… Ainsi va l’absurdité de la guerre.
            Inspiré d'une nouvelle de Camus, L'Hôte, voilà un film qui touche à l'universel, digne de l'écrivain. Par opposition, ces deux personnages à l'écoute l'un de l'autre mais à leurs risques et périls, disent tout de la folie des hommes cloisonnés par les communautés et les cultures. Ainsi, par une voie singulière de l’ordre de la fable, la dureté du conflit algérien affleure ; mais aussi une note d’espoir. Comme le résume Daru à Mohamed qui l’interroge sur ses origines en réalité espagnoles, « Pour les Français, on était des Arabes. Et maintenant, pour les Arabes, on est des Français… » 1954 ou 2015, communautarisme, tradition, religion, droit du sol et que sais-je encore, n’ont pas fini de diviser les hommes. Certains heureusement en font fi.

lundi 13 juillet 2015

"Madame de" / "Julietta", Louise de Vilmorin



Louise de Vilmorin vers la fin de sa vie à Verrières

Femme de lettres et journaliste, Louise de Vilmorin (1902-1969) naquit et mourut en Normandie à Verrières. Dans l’intervalle elle voyagea beaucoup, tomba amoureuse d’hommes illustres comme Malraux, tint salon et écrivit quelques bijoux de romans et poèmes. Les romans Madame de et Julietta ont tous les deux fait l’objet d’adaptation cinématographique, c’est ainsi que j’ai découvert pour ma part Madame de signé de Max Ophüls, film délicat et tragique où la jeune Danielle Darrieux illumine l’écran. Lorsque je me suis penchée sur le roman original, c’est un style à la classe absolue qui m’a frappée. La beauté de la  langue classique sert d'écrin à une pensée insolente et critique, et véhicule des images fortes. A cet art-là, l’auteur pleine d'esprit excelle comme son ami Cocteau avec qui elle entretenait une correspondance régulière. Quelques exemples pour le plaisir, tirés de Madame de :
" L’amour, en traversant les âges, marque d’actualité les événements qu’il touche."
" - Madame, en me décevant, vous avez atteint en moi un sentiment que vous aviez fait naître et que vous gouverniez. Vous l’avez réduit à prendre sa retraite : ne comptez plus sur lui."
"Elle passa la nuit dans un état de langueur angoissée qui la privait à la fois du bonheur et de remords."
Ou, évoquant celle qui se meurt : " Elle gisait aux frontières de sa beauté prochaine."
C’est pas superbe ?! 

Dans Madame de comme dans Julietta, des objets a priori inoffensifs deviennent des outils de transaction amoureuse et déclenchent les rebondissements en chaîne. Mme de , grande bourgeoise endettée, décide de vendre une paire de boucles d’oreilles que son mari lui avait offertes pour leurs noces. Elle raconte les avoir perdues mais M. de  ne tarde pas à découvrir le manège. A partir de là – orgueil oblige dans la bonne société de l’époque – personne n’ose avouer et la paire de boucles voyage, repassant régulièrement dans les mains du même bijoutier. A travers le bijou se joue un triangle amoureux tout en retenue qui, à lui seul, évoque la haute bourgeoisie du début du XXème et ses codes : quand le couple se vouvoyait, cohabitait mais ne partageait pas la même chambre ; quand on avait maîtresse et amant mais en toute discrétion et où l’on était très, très préoccupé de sa réputation... c'est pourtant l'amour du mari trompé, bouleversant de dignité, qui s'illustre à l'issue de ce drame bourgeois.


Dans Julietta, c’est un étui à cigarettes oublié dans un train qui décide de la rencontre entre Julietta, jeune fille rêveuse à l’âme d’enfant qui souhaite « inventer sa vie », et André Landrecourt. Se met en place dans la maison de campagne de Landrecourt un jeu de cache-cache entre Julietta qui  a investi le grenier de la maison et le pauvre homme qui reçoit sa fiancée Rosie aussi belle que snob. Il s’entête à vouloir cacher l’invitée surprise à sa maîtresse,  là encore parce qu’il a commencé par mentir et qu’il est contraint d’assumer la mascarade, s’enfonçant de plus en plus dans les situations délicates. Les scènes comiques se multiplient avec la fantaisie d’un vaudeville et la poésie propre à Louise de Vilmorin.
Madame de  et Julietta sont des romans aussi divertissants que subtils : de vraies œuvres d’art.

EXTRAIT :
Landrecourt commence à comprendre qu’il est amoureux de la troublante Julietta bien qu’elle lui complique grandement son week-end avec Rosie :
"Landrecourt en pensant à Julietta pensait aux conséquences du mensonge qu’il avait fait à Rosie. Par ce mensonge, il avait mis Julietta en évidence, pour lui-même et lui seul, sur une scène interdite aux regards et offerte à une action sans limites de temps, dont ils étaient les uniques personnages. Il lui avait ouvert un enclos en marge de l’ordinaire où elle avait installé sa chambre comme un enfant se construit au jardin le repaire de ses vœux, la cabane où il installe sa vie,  exerce sa fierté, son idée de l’avenir et son goût de l’autorité ; le toit sous lequel il veut passer la nuit comme si les heures du sommeil et du rêve devaient consacrer la réalité de son entreprise et celle, plus importante encore de son individu. Landrecourt en cachant Julietta lui avait permis de se montrer à lui tout entière, dans toute sa vérité."

mardi 28 avril 2015

"Caprice", Emmanuel Mouret


Des films d’Emmanuel Mouret se dégagent un charme, une élégance bien à lui. Caprice, son dernier film, ne fait pas exception et me semble même le plus abouti de son œuvre.


      Paris. Un instituteur timide, Clément, un brin maladroit et étonnamment bien élevé, admire depuis des années la célèbre comédienne de théâtre Alicia. Alors qu’il vient la voir dans son nouveau spectacle, le hasard le place à côté de Caprice, une jeune femme délurée qui le drague sans complexe. C’est la troisième fois qu’ils se retrouvent assis l’un à côté de l’autre au théâtre, lui rappelle-t-elle. Elle y voit un signe qui les destine l’un à l’autre.
Clément va avoir la chance de séduire Alicia presque malgré lui et il devient son compagnon. C’est presque trop beau pour être vrai puisque même en rêve, Clément n’aurait jamais cru vivre une histoire d’amour avec une telle icône. Sauf que lui-même est devenu le rêve de Caprice, débordante d’amour et un brin névrosée qui le suit à la trace, convaincue que "le cœur est élastique" et qu’il y a de la place pour plusieurs. Pour Clément, théoriquement comblé, c’est le début de la valse du cœur. L’instituteur s’interroge sur le trouble qui le traverse. Et pendant ce temps, Alicia se rapproche du meilleur ami de Clément, Thomas, qui depuis que son ami a rencontré au sens propre la femme de ses rêves, a donc laissé partir la sienne… Car après tout, pourquoi lui aussi ne pourrait-il pas vivre avec son idéal de femme ?
   Sur cette trame, Mouret développe avec un sens aigu du rythme et des situations burlesques un marivaudage des plus charmants. Chez Mouret, les personnages ne parlent pas tout à fait comme dans le quotidien. Les dialogues sont à la fois poétiques et décalés et inscrivent les personnages dans une bulle littéraire et délicate. Pétris de bonnes intentions, les uns et les autres ne veulent pas blesser, respectent l’amitié, se préoccupent des sentiments d’autrui, manquent un peu de courage… le tout les conduisant à vivre les situations avec retenue, certes, mais à les vivre. Les caprices du cœur sont en question. Choisit-on son partenaire ou se laisse-t-on choisir ? Que veut dire aimer ? Jusqu’à quel point doit-on être transparent sur les sentiments qui nous animent ? Dans quelle mesure le hasard souffle sur ce que nous croyons être nos décisions ? Toutes ces questions sont en pointillés dans le film, illustrées avec une légèreté vivifiante.
     L’écriture est fluide et le comique fonctionne parfaitement car le cinéaste maîtrise le rythme, un art difficile dans la comédie. Ainsi la rencontre Clément-Alicia est-elle un modèle de tempo. Appelé sans savoir pourquoi dans le bureau du directeur de l’école où il enseigne, Clément est naturellement en pleine séance de peinture avec ses élèves et vient de tremper ses deux mains dans des bacs de couleur ! C’est donc avec les mains lavées à la va-vite et encore teintées qu’il sert la main divine de l’actrice Alicia, toute de blanc vêtue, venue pour lui demander d’aider son neveu à faire ses devoirs. Le trouble de Clément, doublé de celui du directeur qui n’est autre que son ami Thomas, s’illustre à travers la difficulté à trouver un stylo qui marche pour y inscrire ses coordonnées. Alicia n’affiche aucune supériorité de star ; amusée, elle est d’une patience d’ange pendant que les deux hommes se disputent discrètement pour finalement lui tendre le papier griffonné. Cette scène est une réussite, comme tant d’autres dans le film, en raison d’un montage idéal. Alliée à des situations originales, l’écriture cinématographique de Mouret se déploie tout au long du film avec subtilité : l’image raconte autant que les dialogues, et sans jamais appuyer le trait, une information glissée plus tôt sert naturellement notre réception de ce qui se joue plus tard dans les réactions des personnages. Les attitudes policées de Clément, Alicia et Thomas distillent douceur et calme malgré leurs questionnements intérieurs et contrastent avec la tornade qu'incarne Caprice la bien nommée. Les scènes dans lesquelles elle apparaît et sème la pagaille avec son amour irraisonné sont à son image, plus nerveuses. Le tout composant une valse sentimentale en accord avec ce délicieux Caprice.

vendredi 6 mars 2015

"KAROO", Steve Tesich



Ma bibliothèque est à elle seule un bon indicateur car faute de place, je n’y range que les bons livres. Karoo, signé d’un nouveau venu pourtant déjà mort, Steve Tesich, vient d’y trouver sa place aux côtés de Coetzee et Salter. D’origine serbe, Tesich a grandi en Angleterre puis aux Etats-Unis et a connu un étonnant parcours. Il a été lutteur, cycliste, a étudié la littérature russe à Columbia… Il s’est mis à écrire des pièces de théâtre pour Broadway, quelques scénarios dont l’un a été oscarisé en 79, et enfin deux romans dont Karoo, l’ultime, achevé peu avant sa mort brutale en 98. Il aura fallu plus de dix ans pour que le livre soit traduit et publié en France, une chance tardive pour ce grand, grand roman.

Karoo, c’est le nom de famille du héros qui se raconte. Il est en instance de divorce, alcoolique mais désormais « sobre comme un chameau » soit imperméable à toute ébriété, et gagne beaucoup d’argent dans sa fonction de script doctor. Il bidouille de mauvais scénarios pour les rendre moins mauvais ou il ôte aux bons scénarios leur substantifique moelle selon des critères plus commerciaux. Ecrivain frustré, il a épousé Diana qui lui a toujours dicté son comportement au point que même divorcer d’elle est un défi. Combien de repas de divorce où il est fermement décidé à ne pas lui céder et qui se clôturent sur un parfait statu quo ! Ensemble ils ont adopté Billy, vingt ans, jeune homme adorable et cultivé, en demande d’affection face à un père qui s’y refuse. Karoo vit à New York, a pris du ventre et de l’importance. Seulement voilà, Karoo n’est pas heureux. Karoo est passé à côté de l’essentiel et à cinquante ans passés, il commence à s’en apercevoir. Et c’est la panique. C’est un événement précis qui déclenche cette prise de conscience tardive.
Saul Karoo a pour mission de visionner le film d’un grand cinéaste américain qui, selon son producteur, a réalisé un navet. A Saul de visionner le film puis si besoin les rushes pour proposer de quoi sauver le mauvais film. C’est en fait un vrai « petit chef-d’œuvre » qu’il découvre. Rien, absolument rien à modifier, Saul en est bouleversé, et c’est le premier hic. L’autre hic, c’est que dans le film une jeune comédienne fait une apparition, unique, car toutes ses scènes ont été coupées au montage. La route de Karoo va croiser celle de la jeune femme et… pour des raisons que je tairai, Karoo va prendre de grandes décisions et faire de son mieux pour être, croit-il, un homme meilleur. Mais Karoo est un homme de fiction. Il rêve. Il croit pouvoir orchestrer les relations entre les personnes comme il rafistole les intrigues dans la fiction. De telle façon que ça l’arrange. Que le drame, l’émotion soient là. Qu’il soit l’ordonnateur qui huile tous les mécanismes pour parvenir au meilleur dénouement avec si possible, un coup de théâtre. Mais la vie n’est pas la fiction, évidemment…
Karoo s’est toujours gardé d’exprimer ses sentiments surtout auprès de ceux qu’il aime. Résultat, il ment et sous ses grands airs de « made in Hollywood », c’est un homme qui s’écrase tout le temps et pratique l’esprit d’escalier en virtuose. Parce que dire son fait à des interlocuteurs qui comptent (le producteur qui le fait travailler, sa femme, son fils) comporte des risques et l’expose dans ce qu’il est vraiment. En revanche pratiquer l’humour noir, courir les mondanités et bavasser le préservent de toute intimité avec autrui. C’est son arme de faible qui a du cœur et des sentiments mais qui en a peur. Ainsi donc, Karoo ne parle avec sincérité que dans sa tête, ce dont profite avec un immense plaisir le lecteur. A ce stade vous pensez peut-être : « il est odieux ce type » ; détrompez-vous, la force du livre est là ! Saul, pour égoïste, cynique, lâche qu’il est et j’en passe, est d’une telle lucidité sur lui-même, d’une telle naïveté aussi qu’on se surprend à l’aimer, à le comprendre, à vouloir qu’il fasse les bons choix. L’alternance entre les conversations intérieures qu’il a avec lui-même et la réalité de son comportement est très efficace : apparaît le bonhomme dans toute sa vérité, bourrée de paradoxes bouleversants.

Ce roman est une merveille car y est concentré tout ce qui fait un grand livre : un ton propre dès les premières pages, un personnage terriblement attachant malgré sa mauvaise foi, une intrigue façon poupée russe où le spécialiste ès fiction Saul devient le héros d'une histoire qui lui échappe, des événements en cascade d’une logique imparable qui sont pourtant des surprises. Et enfin, entre les lignes virtuoses, entre les dialogues savoureux et drôles, une réflexion sur la difficulté d’être et l’absurdité d’un monde incarné par Hollywood et ses miroirs de perfection mensongère. Le genre de roman si vivant, si parfait qu’on est triste de le refermer...
Alors si vous avez la chance de ne pas l’avoir encore lu, entrez dans la vie chaotique de Karoo et découvrez un grand auteur parti trop tôt.

EXTRAIT :
Saul ne cesse de remettre à plus tard son travail sur un scénario à réécrire qu’il a déjà réécrit deux ans plus tôt. Dans son bureau, il lit le journal :
"D’autres infos sur la Roumanie dans le Times. Les étudiants qui ont fait la révolution et renversé l’ancien régime ne savent pas comment former un nouveau gouvernement. Ceux qui savent former un gouvernement sont de l’ancien régime renversé par les étudiants. Ce sont ces gens-là qui sont en train de revenir au pouvoir. Les étudiants se sentent trahis.

J’ai de la sympathie pour eux. Je trouve qu’il y a beaucoup d’analogies entre les troubles en Roumanie et ma propre vie. Pauvres étudiants… S’ils pensent qu’ils ont été trahis, là, qu’ils attendent seulement de grandir un peu et qu’ils commencent à se trahir eux-mêmes. Les choses commencent vraiment à mal tourner quand vous n’avez plus que vous-même à renverser pour que votre vie s’améliore.

Je tourne une page."

Karoo, Steve Tesich (paru aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, puis en poche chez Points)




dimanche 25 janvier 2015

"Une merveilleuse histoire du temps", James Marsh



Je n’aurais peut-être pas spontanément consacré un article au film de James Marsh si je n’avais pas été aussi irritée par quelques critiques expédiées et notamment une qui transpire l’amertume (Les Inrocks décidément…). Pour ne citer que cette chronique-là, dommage que son signataire ne puisse cacher son aversion personnelle pour Stephen Hawking, un scientifique à la réputation usurpée dont le talent n’a été que de vulgariser une pensée scientifique pas si révolutionnaire que ça. Ah oui ? Vous êtes astrophysicien, monsieur Ostria ? Vous savez mesurer la portée d’Une brève histoire du temps que vous avez lue et comprise de bout en bout ? Qui ne supporte pas Hawking au handicap aussi lourd que le cerveau était habile, évidemment pas besoin de se déplacer pour aller voir le film (et encore moins de le chroniquer avec mauvaise foi). 
Stephen Hawking, c’est un cerveau parmi les plus performants du siècle et – cruelle ironie – un corps rendu inapte à tout mouvement en raison d’une maladie dégénérative connue sous le nom de maladie de Charcot. Frappé à 21 ans, condamné par les médecins à une paralysie progressive de toutes ses fonctions motrices en un temps record et à deux ans de vie maximum, l’astrophysicien anglais, dans le malheur de son handicap, a la chance que son cerveau soit indemne. Il a contredit les pronostics puisqu’il est aujourd’hui âgé de 73 ans, a eu trois enfants, deux femmes et a produit l’une des théories les plus ingénieuses de son temps, celle des trous noirs.
James Marsh, réalisateur qui alterne fictions et documentaires (Le funambule, soit le voyage de Philippe Petit sur un fil tendu entre les Twin Towers, ou Le projet Nim, chronique de l’échec de l’adoption d’un chimpanzé élevé comme un homme), a une marque de fabrique : dresser le portrait d’hommes extraordinaires. Des héros. Parfois des fous. Des hommes qui se démarquent par leur génie, leur excentricité, leur force de vie, leur propension à relever des défis. Le temps du titre, c’est celui de vingt-cinq ans de la vie d’Hawking, celui de son mariage, de son combat contre le handicap, mais aussi celui du temps auquel il a consacré toutes ses recherches consignées dans le best-seller Une brève histoire du temps.

Jane (Felicity Jones) et le jeune Stephen Hawking (Eddie Redmayne)
Le film s’inspire du livre de Jane Hawking, épouse que Stephen rencontra à l’université de Cambridge. Une femme amoureuse dévouée corps et âme à son mari, et un personnage complexe. Subtilement, le film interroge ce qui peut animer Jane : une amoureuse consciente de vivre aux côtés d’un être exceptionnel, génie dont les travaux allaient faire franchir à l’astrophysique un pas de géant. Une infirmière à temps plein aussi, donnant la becquée, soignant, assistant à chaque instant son mari pour tous les gestes quotidiens. Tant d’abnégation, tant d’amour pendant vingt ans pour un Stephen Hawking au charme, il est vrai, bien réel, est-ce que c’est une vie ? Surtout que le film, à en croire Jane Hawking, a gommé les sautes d’humeur de Stephen, totalement dépendant et néanmoins orgueilleux (et oui, c’est Hollywood face à l’Histoire). Jane avait-elle trouvé une raison d’être tandis qu’en retour elle offrait au scientifique de quoi mener le plus possible une vie normale, celle-là même qui donna à Hawking le courage de continuer ?

Depuis leur rencontre à Cambridge, c’est au travers du regard de Jane que l’histoire merveilleuse nous est contée. En cela, le film ne colle pas aux codes habituels du biopic, il se concentre sur cette histoire d’amour à part, révélant tant le caractère d’Hawking et l’objet de ses travaux de chercheur que le portrait de Jane, une femme exemplaire à sa façon. Mention spéciale pour le comédien Eddie Redmayne qui prête au personnage sa gueule d’amour – il est un peu trop beau mec quand le vrai Hawking ne l’était pas mais c’est plus agréable pour les yeux ! Sa performance est d’une grande justesse, le défi était pourtant de taille. Drame romantique, le film de James Marsh évoque un amour, un combat qui est une sacrée leçon (à méditer chaque matin où l’on se lèverait du mauvais pied), et parvient à contourner le pathos d’une histoire aussi incroyable que vraie dans une mise en scène élégante. Parfois, oui, la vie offre des drames romantiques. Celui d’Hawking et Jane en est un. A bon entendeur.